terrainrevue d'ethnologie de l'Europe
terrain n°41 septembre 2003Poésie et politique
Qui sait danser sur cette chanson, nous lui donnerons la cadence.1
Musique, poésie et politique chez les TouaregsNOTES DE LA RÉDACTION
Remerciements de l’auteur : Je remercie Dominique Casajus pour ses suggestions et sa disponibilité ainsi que Claude Lefébure pour son enseignement et son tutorat. J’adresse aussi ma sincère reconnaissance, pour la confiance qu’ils ont accordée à ma démarche ethnographique et littéraire, à tous ces collaborateurs : les Tinariwen, les amateurs et les autres interprètes du genre, ainsi que tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à la compréhension et à la traduction de ces poésies.
RÉSUMÉ
Cet article analyse un genre musical nouveau et désormais prépondérant au sein de la société touarègue, que ce soit au Mali, au Niger, en Algérie ou en Libye. A travers des textes de poésies chantées par les Tinariwen, groupe fondateur de ce genre, l’auteur étudie les différentes étapes de formation du mouvement politique et armé touareg qui sera officiellement reconnu à partir de 1990. Ce mouvement est communément désigné par l’expression « Rébellion touarègue de 1990 ». Est proposée ensuite une description des dynamiques sociales et politiques qui se sont créées autour de la performance et de la réception de ces chants. Enfin, l’auteur montre l’évolution du statut de ce genre musical entre 1978 et 1994.
ABSTRACT
Who knows how to dance to this tune? We’ll give the beat. Music, poetry and politics among the TuaregA new musical genre is now popular among the Tuareg, whether in Mali, Niger, Algeria or Libya. Texts of poetry sung by the Tinariwen, the group who founded this genre, are cited to illustrate phases in the formation of the Tuareg armed, political movement. Officially recognized as of 1990, this movement is usually called the “1990 Tuareg Rebellion”. The social and political momentum created around the performance and reception of these songs is described, as well as changes in the status of this musical genre from 1978 to 1994.
TEXTE INTÉGRAL
La poésie chantée présentée ici est devenue un genre musical prédominant au sein de la société touarègue. Elle constitue l’expression poétique et politique d’un mouvement de contestation des jeunes générations touarègues du Mali et du Niger, exilées dans les régions du Sud algérien et du Sud libyen. Présentons succinctement les principales étapes de ce processus. En 1963, les Kel Adagh s’étaient opposés au rattachement de leur région au Mali 2. L’armée avait alors réagi violemment. Les massacres de civils et du bétail traumatisèrent durablement les Kel Adagh, qui prirent la fuite vers l’Algérie proche, emmenant avec eux une génération d’orphelins. A partir des années 1970, une conjonction de facteurs politiques, climatiques 3 et économiques a provoqué de nouvelles vagues de migrations 4. Elles touchèrent cette fois des populations originaires de la vallée de l’Azawagh et du Tamesna (Niger et Mali), de l’Aïr (Niger) et de l’Adagh (Mali). Durant les décennies 1970 et 1980, des pans entiers de la société nomade tombent dans le dénuement le plus total. L’économie pastorale est complètement bouleversée, voire abandonnée pour les plus fragiles ou les plus pauvres des nomades. Des bidonvilles de bâches et de tôles apparaissent un peu partout autour des centres urbains : Arlit, Niamey, Gao, Agadez, Tamanrasset, et les postes frontaliers entre le Mali, le Niger et l’Algérie. C’est à Tamanrasset, qui concentre un grand nombre de réfugiés de la sécheresse et d’exilés politiques, que l’on va prendre l’habitude de désigner les jeunes hommes en quête de travail par le terme ishumar, au singulier ashamur, venu du français chômeur 5. Le signifié va peu à peu se désolidariser de sa référence au désœuvrement pour prendre les connotations de « militance » et d’« engagement ». Les générations de l’exil vont en effet élaborer une « critique politique radicale » (Boilley 1994 : 375) nommée tanakra (l’« éveil », le « soulèvement »). Elle fonde sa ligne de pensée et d’action sur le principe de la libération armée des régions touarègues du Mali et du Niger et sur un projet politique d’autodétermination. Au tournant des années 1980, le mouvement se structure grâce au soutien intéressé de Kadhafi et s’installe en Libye. Les jeunes chômeurs deviennent apprentis soldats et se forment aux techniques modernes de combat. Commence alors une décennie 6 d’activisme acharné, de préparatifs et de revers, d’unions et de divergences jusqu’à l’offensive qui éclate en 1990 7. Ces années se caractérisent par la transformation d’un mouvement social informel en une organisation politique structurée autour d’objectifs définis. Au sein de la société touarègue, ashamur nomme désormais l’émergence d’une figure héroïque renouvelée, celle d’un justicier et d’un protecteur, aux positions politiques en confrontation ouverte avec l’Etat.
Du terrain au corpus
En 1995, au cours d’une enquête de cinq mois au Mali et au Niger, j’ai effectué un travail de collecte d’environ 150 poésies chantées produites à partir de la fin des années 1970 par Tinariwen, le groupe fondateur de ce genre musical et poétique, ainsi que d’autres groupes qui se sont constitués à sa suite. Mon tra-vail a suivi ces différentes étapes : collecte, transcription, traduction, datation, interprétation des textes et analyse anthropologique des contextes anciens et actuels des performances des chants. Au Niger d’abord, j’ai assisté à de multiples performances, au maquis, en brousse ou en ville, chez des Touaregs ou lors de manifestations dans les locaux des partis politiques officiels. Le corpus s’est nourri dans un premier temps d’enregistrements privés, souvent de mauvaise qualité sonore, réalisés sur des radiocassettes lors de soirées en Libye ou à Tamanrasset, exceptionnellement au maquis etplus tardivement à Bamako. A Kidal (Mali), mon travaild’enquête s’est recentré sur laproduction et l’histoire des Tinariwen dont j’ai fait la connaissance de quelques membres. La constitution du corpus a bénéficié de l’aide personnelle d’Abaraybone, d’Abdallah ag Al Husseyni et de Keddu Ag Ossad pour ceux des Tinariwen ; de Moussa Ag Keyna, de Badi Ag Alhassane et de Hami Ag Ekawel, interprètes associés à d’autres formations. De retour à Paris, certaines poésies étaient incomplètes et, pour celles-ci, les cassettes locales sont redevenues la source de référence. J’ai ensuite volontairement écarté les chansons d’amour. Le corpus retenu finalement compte 41 pièces ordonnées, autant que possible, de façon chronologique. J’ai dégagé de cet ensemble trois périodes et un groupe de pièces qui ont en commun le thème de l’exil et de l’errance, rassemblé sans souci de chronologie :
- La résistance en germe (1978-1989)
- Poésies de circonstances
- Les années de combat (1990-1991)
- La discorde (1991-1994)
Ce corpus est ainsi le fruit d’un travail collectif de deux ans dont je ne saurais assumer l’entière réalisation. La succession des collaborateurs pour ce travail et conséquemment la grande variabilité des versions recueillies m’a poussée, pour certaines pièces, à trancheren faveur d’une transcription définitive adoptée dans le corpus, photographie ponctuelle de cette poésie orale mouvante et en création perpétuelle. Dans le cadre de cet article, je ne présente que la version traduite. La déperdition sémantique est grande et les traductions demanderaient encore quelques améliorations, notamment concernant les particules déictiques spatio-temporelles. Les traductions présentées respectent autant que possible le mot à mot. La version originale des poèmes transcrits est consultable dans Belalimat (1996). On peut aussi consulter l’anthologie proposée par Hélène Claudot-Hawad (1996).
Cette approche doit beaucoup aux travaux de Paul Zumthor, qui a posé dans une étude transversale (1983) les bases théoriques d’observation et d’analyse anthropologiques des faits poétiques oraux. Je commencerai par un bref exposé des formes poétiques en pays touareg. Puis, à travers l’histoire du groupe fondateur du genre musical des ishumar, les Tinariwen, il s’agira de montrer en quoi leur œuvre poétique produit une historicité, parmi d’autres possibles, du mouvement touareg dont ils furent par ailleurs des acteurs reconnus. Cette approche herméneutiquerepose sur une analyse de la performance de ces chants, comprise dans son acception anglo-saxonne, comme « une action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant » (Zumthor 1983 : 32). Enfin, à travers l’étude de la réception des chants, je mettrai en évidence le lien rattachant poésie et praxis dans les processus d’adhésion et de mobilisation politique des jeunes générations touarègues.
L’œuvre vocale touarègue, entre le dire et le chanté
La richesse et la profusion de la littérature orale touarègue ont été abondamment signalées et toujours présentées comme une pratique courante de la société touarègue (Casajus 2000). Charles de Foucauld notait dans les années 1920 que « tous les vers peuvent se réciter ou se chanter. On les récite plus souvent qu’on ne les chante. A tout propos on en cite dans la conversation. Dans les réunions nombreuses, une poésie citée sur un sujet passionnant en fait citer d’autres, et les pièces de vers se succèdent sans arrêt » (1925-1930 : V). Concernant le répertoire des vers chantés, il s’accompagne de deux supports instrumentaux distincts – le tambour (tindé 8) et la vièle monocorde (imzad) – dont la pratique est exclusivement féminine. Chez les groupes touaregs méridionaux de la boucle du Niger, et dans une catégorie statutaire inférieure, il existe des griots professionnels qui chantent une poésie critique ou panégyrique en jouant d’un luth à trois cordes (tiherdent). Enfin, signalons la flûte (tasansaq) qui s’inscrit d’avantage dans une pratique sociale pastorale et masculine. Hormis ces genres instrumentaux, le répertoire musical des Touaregs est vocal, de façon exclusive chez les hommes, associé à un support instrumental chez les femmes. Dans tous les cas, on ne chante que des vers, tandis que la poésie peut être de son côté déclamée ou récitée en dehors de toute musicalité instrumentale, principalement chez les hommes. C’est ce système poétique et musical séculaire que va bousculer le genre des ishumar qui allie une poésie chantée à un support instrumental masculin (la guitare sèche ou amplifiée).
Informel et souterrain à ses débuts 9, le mouvement de la tanakra va pouvoir s’appuyer sur le réseau des familles réfugiées ou sur les maisonnées des femmes installées dans les bidonvilles. Le phénomène social des ishumar va même donner son nom à l’un d’eux – le quartier Tahaggart-Shumara à Tamanrasset. Les Kel Adagh y sont les plus nombreux et sont les plus anciens réfugiés, certains y étant installés depuis la révolte de 1963. Rachid Bellil et Badi Dida ont montré comment une communauté sinistrée et stigmatisée en tant que groupe – les Kel Adagh – a réussi à forger une contre-image construite, entre autres, autour de pratiques festives alternatives : « Ces pourvoyeurs d’argent frais sont essentiellement des jeunes chumara qui, en plus de l’entretien des familles, dépenseront une partie de cet argent dans des cycles de fêtes appelés zahuten (de l’arabe zahu : divertissement, distraction). Zahuten est le prétexte au rassemblement en plein air ou dans la cour d’une maison, surtout de jeunes (femmes et hommes) qui vont passer la soirée à chanter, boire du thé et se courtiser. Les hommes sont des chumara qui reviennent de Libye, et c’est à celui qui exhibera la plus belle montre, le plus fin costume, le meilleur poste-cassette. Car c’est par le biais du poste-cassette que ce néo-tindé va circuler dans l’espace touareg, vers l’Ahaggar, le Tassili n’Ajjer et la Libye, pour faire connaître des chanteuses anonymes et établir la réputation de certaines d’entre elles. […] Mais c’est incontestablement Lalla, dont le grand-père était Kel Ahaggar, qui va devenir la grande dame du tindé, en attirant vers elle les chumara. Elle chante dans son style particulier leurs problèmes et leurs aventures » (Bellil & Dida 1993 : 106).
Jusqu’au milieu des années 80, cette chanteuse sera la figure emblématique, au féminin, de la mouvance de la tanakra. Celle-ci se caractérise par un nomadisme urbain reliant les villes et par des activités qui confondent quête de revenus, implication dans le mouvement en construction, solidarité dans les épreuves et indépendance dans le choix de leurs associations et de leurs itinéraires. Tamanrasset devient le centre cardinal de la territorialité transétatique, clandestine et paradoxalement autochtone dessinée par l’itinérance des ishumar.
De leur côté, les chanteuses de tindé restées au pays passent d’une critique de la mouvance des ishumar à une poésie d’adhésion à leurs idées : « les poétesses d’autrefois qui ironisaient sur la vie austère des ishumar
« Pauvres ishumar !
On dit que la Libye de l’Arabe Khadafi les tue par le célibat… »
Prennent aujourd’hui leur défense et remodèlent ce thème ainsi :
« Hay ! Kadhafi, Arabe de la Libye
Qui tue les ishumarPar le célibat [privation] des kalach
Oh ! que tu prennes un vieil autobus
Entre Sebha et Tripoli
Qu’il se renverse et que tes os se mêlent au châssis
Et que ta cervelle se confonde au mazout
Hay, Arabe, donne-nous le feu
Nous te tatouerons l’aube 10 ! »
(Hawad 1990 : 132).
Les genres poétiques et musicaux de la jeunesse se croisent et se répondent. Les débats s’étalent au fil des productions, les idées se confrontent. L’introduction de la cassette enregistrée va accélérer les processus de diffusion de la parole shumera soit par le truchement des chanteuses detindé, soit par les ishumar eux-mêmes.
L’intérêt de la poésie des ishumar ne réside pas au premier chef dans ses qualités esthétiques qui peuvent faire défaut selon les critères de composition propres à la langue tamasheq. Son sens ne peut se comprendre en dehors du contexte de la tanakra et demeure opaque à toute exégèse qui prendrait comme norme esthétique la production poétique orale touarègue classique. Du point de vue de la versification, elle est construite sur la rime suivie, bien que quelques pièces dérogent à cette règle. Du point de vue prosodique et linguistique, elle a recours à un bilinguisme berbère-arabe déroutant ou inintelligible pour ceux des locuteurs qui ne se sont pas exilés. Par ailleurs, la compréhension de la poésie chantée peut aussi dépendre du dialecte tamasheq parlé par le locuteur-auditeur. La poésie des Tinariwen est en tadraght, le parler de l’Adagh, une des quatre grandes variantes dialectales que compte la langue tamasheq. Néanmoins, à l’image de la langue desishumar, elle porte l’empreinte de leur immigration en Algérie et en Libye. Cette caractéristique s’actualise de diverses façons : certains termes arabes sont berbérisés, ou le vers peut commencer par de l’arabe et finir en berbère, ou l’inverse. La grande majorité du lexique politique et militaire est empruntée à l’arabe : istighmar (oppression), at-tawra (révolution), jebha (front), qadiya(mission), jaysh (armée). Cependant, il ne suffit pas toujours de comprendre l’idiome des ishumarpour accéder à la sémantique des textes. J’ai souvent été surprise de constater, par exemple, que certains locuteurs urbains installés dans les grandes villes du Niger chantaient parfois sans le comprendre le langage allusif des chansons.
Du néo-tindé à la guitare électrique
Parmi les premières générations de militants impliqués dans le mouvement en Libye, un groupe d’amis et de parents originaires du nord de l’Adagh et ayant grandi à Tamanrasset se forme autour de l’apprentissage de la guitare 11. Comme la plupart des ishumar, ils circulent entre Sebha, Ubari et Tamanrasset. Ils se donnent le nom de Taghreft Tinariwen mais sont rapidement surnommés par leur public Tinariwen 12. Ce genre musical en gestation est désigné par l’expression al guitara. Le groupe évolue bientôt vers une formation complète qui dispose de guitaristes et de chanteurs solistes, de guitaristes rythmiques et de choristes féminines, celles-ci venant compléter la musicalité du groupe. Elles assurent aussi ce que les Touaregs nommentyeqqes, soit une rythmique en syncope, réalisée par le frappement des mains lors des intermèdes musicaux entre les strophes chantées ; la ligne rythmique continue leur est aussi dévolue puisqu’elles frappent les rythmes du tindé sur un tambour ou sur un jerrican. Leur présence nuance la sonorité électrique de l’ashamur d’une tonalité féminine et la relie à la musicalité du tindé. La prestation des choristes et du tindé n’est pas systématique ni nécessaire à la performance qui peut se réduire à une interprétation soliste (chant, guitare) ou à une performance collective uniquement masculine (chant soliste, guitare et chœur). Les chansons des Tinariwen s’organisent autour de pièces courtes, ce qu’exige la mise en forme musicale, dont les deux premiers vers constituent toujours le refrain chanté. Les vers d’ouverture assument ainsi deux fonctions 13. Sémantiquement, ils orientent toute la trame du poème tout en acquérant, du fait de leur réitération, une certaine autonomie. Pragmatiquement, ils génèrent la participation collective de l’assistance. Les performances se réalisent généralement en chant alterné entre le soliste et le chœur qui reprend les refrains. Les grandes formations mixtes d’interprètes (al guitara et tindé 14) illustrent l’émulation sociale et protestataire propre aux années 1980 quand les performances s’inscrivaient dans la tension historique de la totalité de la société touarègue en exil. Elles portent aussi la marque d’une redéfinition des pratiques sociales de la musique. On l’a vu, au cours des années 1970, le répertoire musical des femmes réfugiées à Tamanrasset avait déjà produit un « néo-tindé » dont la poésie racontait les aventures et les déboires des premiers ishumar. Avec l’apparition du genre al guitara, les zahuten s’électrisent. Les deux genres continueront de coexister ou de se confondre selon les circonstances. Les performances sont libres et se conçoivent comme un rassemblement à la fois festif, informel et fédérateur. D’Ubari à Sebha jusqu’à Tamanrasset, leszahuten des ishumar constituent des espaces d’échanges d’idées et de rencontres où se rassemble dans toute sa diversité la jeunesse touarègue : militants, jeunes hommes et jeunes femmes des familles réfugiées, commerçants, chômeurs de passage, Touaregs de nationalité libyenne ou algérienne. Par ailleurs, elles confondent dans l’écoute, directe ou différée, des Touaregs de toutes origines, de tous milieux et de toutes nationalités. Les fêtes, organisées autour des prestations des Tinariwen, vont contribuer à générer une dynamique sociale commune d’action politique. Le mouvement en sera le versant structuré.Les années 1980 constituent la période de composition et de performance la plus féconde. Jusqu’au milieu des années 1990, les Tinariwen ne concevront pas leur groupe comme une association professionnelle organisée autour d’une commercialisation de leur musique. Pour l’heure, ils se considèrent au service de la lutte en préparation et vont vivre au rythme de son évolution.
Les Tinariwen : une voix pour les ishumar
La chronologie du corpus recueilli s’étend sur une quinzaine d’années (1978-1994) et montre à quel point la production poétique des Tinariwen est imbriquée dans l’histoire du mouvement. A ses débuts, elle correspond à une situation de communication interne à la communauté réfugiée. Lesishumar étaient les destinataires privilégiés des chansons qui, bien que n’étant pas réservées à un auditoire spécifique, étaient émises et, les premières années, reçues en circuit fermé. Ainsi, il est clair que les poètes s’adressent à un public proche dont ils partagent la situation d’exil et de rupture sociale. Cette relation aux destinataires est constitutive du message ; le poème se présentait comme une adresse délivrée à l’écoute des ishumar : « Ils se ressemblent, ils partagent le même destin » (pièce 2, vers 5). Les premières chansons (pièces 1 à 13 du corpus) tentent de rallier le plus grand nombre en interpellant leurs semblables, les ishumar hésitants ou désœuvrés. Dès 1981, Tinariwen lance cette injonction :
« Abandonnez cette paresse incessante
Qui tue le corps dans l’âme vivante
Les hommes, vous vous méprenez de tendre la main en dormant
Le travail 15 est à votre portée.
Qui vous en empêche ? »
(pièce 3, vers 1 à 4).
Du point de vue de sa réception, cette pièce est une des plus citées sur ses effets mobilisateurs. Pourtant, on ne peut réduire la poésie des ishumar à une simple action de propagande. André Bourgeot a certes écrit : « Ne cherchant pas à séparer le bon grain de l’ivraie, sauf pour condamner les délateurs et les soumis, ces chansons constituent une “presse chantée”, sorte de bulletins d’information politique aux fins de propagande et de mobilisation » (Bourgeot 1990 : 149). Mais seulement deux pièces sur les 41 de notre corpus correspondent effectivement à cette typologie : la première datée de 1986, et composée en Libye, qui invective les Touaregs scolarisés restés, pour la plupart, à l’écart du mouvement jusqu’aux négociations. Les ishumar les désignent par un néologisme railleur – basé sur la locution française substantivée : les « en tout cas » – qui connote la modération et la compromission :
« Vous vous prétendez instruits et savants
Nous n’avons pas vu ce que vous en avez tiré
Notre histoire est connue de tous
Mais vous n’êtes pas capables d’en témoigner »
(pièce 10, vers 1 à 4).
La seconde pièce, de 1987, s’en prend aux délateurs : « Mouchards, c’est avec votre mauvaise langue que vous achetez votre pitance » (pièce 9). Cependant, a posteriori, l’ensemble du corpus peut se comprendre comme une sorte de « presse chantée » du mouvement car il en offre une chronique à la fois intimiste et critique. La fonction de mobilisation des premiers chants est pourtant revendiquée par de nombreux membres fondateurs du groupe ainsi que par d’autres acteurs de l’époque. Dans la pièce suivante, on remarque la manière dont le texte construit son argumentaire en croisant des points de vue sur une situation commune, pour finir, sur le mode impératif, par le mot d’ordre de l’époque : « Tanakra ! » La voix active un message vers une finalité immédiate et exigeante :
« Mes amis, écoutez et entendez
Sachez que vous n’avez qu’un seul pays
Qu’une seule foi et qu’un seul objectif
Construisez l’unité d’une seule main
Vous connaissez la souffrance
Elle nous tient, pas d’issue,
A moins que vous ne m’écoutiez
Vous connaissez la souffrance
Mais voyez qu’un seul piquet vous y attache
Et que vos frères aussi y sont attachés
Seule l’union pourra le briser
Levons-nous et veillons sur notre pays
Là où sont détruites nos tentes »
(premières strophes de la première pièce attestée du genre, Abaraybone, 1978, Libye).
Par ailleurs, toute une partie du corpus, que nous avons nommée Poésies de circonstances(Pièces 14 à 23), illustre l’instabilité ambiante du moment. Ici, le texte oral est multiple, cumulatif, chargé de valeurs allusives. Il dilue les perspectives. Le sens émerge davantage de cette vacuité sémantique, du non-lieu et du non-dit qu’elle génère, que d’une verbalisation descriptive. Ces pièces dressent paradoxalement le portrait d’un antihéros, désorienté, égaré, aux prises avec les contradictions de sa société, un personnage lui-même contradictoire, à l’image du monde qu’il habite et des projets qui l’animent :
« Moi, j’habite des solitudes
Où il n’y a ni arbre ni ombre.
Brusquement, ce monde s’est agité
Mais ne trouve pas ce qu’il cherche.
Moi, je prends des chemins
Je les suis jusqu’à me perdre
Trois ans et un mois que je suis en proie à la colère,
Que je suis soumis à l’impatience
De mon cœur et mon âme jusqu’à l’épuisement
Kel Tamasheq, comment allez-vous ?
Où que je sois, je pense à vous
Cette année, nous nous unissons
Sans aversion entre vous et nous
Mes amis, ceux en âge de porter le voile
Laissez donc l’indigo et l’imawalen 16
Là-bas, le ténéré vous attend,
Y est versé le sang de vos parents
Allons-y pieds nus, cessez d’errer de pays en pays
L’inquiétude se place entre vos sourcils
Nous sommes venus vivre sous les ombres
Nous avons oublié notre pays. »
Cette pièce a été composée en 1981, en Libye, par Aswelem Ag Ekawel. Elle offre une saisissante illustration du style particulier d’un texte en régime d’oralité. Comme l’explique Zumthor (1983 : 132), « ce manque de délimitation externe du poème, le flou de ses unités textuelles, provient de l’intérieur : de l’absence d’unité, dans tous les sens que donnerait à ce terme une rhétorique de l’écriture ». Ici, on remarque à quel point la parataxe dilue les notions spatiales d’intérieur et d’extérieur et confond par juxtaposition le propre et le figuré de l’errance du narrateur.
Les Tinariwen : historicité du dire
Les années 1980 sont marquées par une surmobilité, un mouvement incessant de la jeunesse. Les musiciens n’y échappent pas, leurs chants suivent leurs déplacements et en rendent compte. Rapidement, Kadhafi abandonne le mouvement touareg à son sort et lui retire son soutien. Le mouvement se disloque. Les itinéraires des Tinariwen s’élargissent. La majorité du groupe intègre les régiments libyens envoyés au Sud Liban (1982) puis au Tchad (1986). De musiciens, ils deviennent soldats. Les membres les plus permanents du groupe (entre autres Intiyeden, Abraybone, Aswelem, Gera, Hassan et Keddu), au gré de leurs parcours respectifs, en reviennent avec de nombreuses chansons (pièces 6, 11 et 12). Ces années sont très productives. Les thèmes changent et se tournent de plus en plus vers les acteurs du projet de la tanakra qui connaît de profondes restructurations. Le public surtout s’élargit. Les cassettes, échangées, données, dupliquées parfois jusqu’à saturation, deviennent le média du mouvement désormais doté d’un bras armé aguerri et déterminé à poursuivre les objectifs initiaux. Les chants se répandent dans tout le pays touareg (cinq Etats), couvrent un auditoire dispersé sur des milliers de kilomètres, atteignent tous les milieux et se font l’écho de l’histoire immédiate. Ils sont alors profondément tournés vers l’avenir et semblent infléchir le temps :
« Si l’armée touarègue s’entendait et se donnait la main
Elle gagnerait toutes les batailles
Face aux Occidentaux, face aux musulmans
Les quatorze soldats en question
Ont eu affaire à l’armée française 17
Postée dans une montagne dangereuse
Bravement, ils se sont battus
Vous qui restez, que dites-vous ?
Nous envisageons l’avenir
Que vous l’acceptiez ou pas »
(pièce 12, composition probable entre 1986 et 1987, attribuée à Keddu Ag Ossad).
Le corpus compte une pièce qui met en scène le chant comme processus de médiatisation de la lutte. Par la voie détournée et simulée d’un communiqué de presse adressé à l’émetteur ondes longues de la BBC, l’interprète prévient l’« ennemi » de l’imminence de l’offensive. D’un point de vue pragmatique, cette pièce est une exception. C’est la seule où l’adversaire politique se confond avec le destinataire des chants. Sa virulence l’apparente à une déclaration de guerre :
« J’interpelle mes sœurs de toutes les villes, ma peau se hérisse de colère !
C’est le moment où sont revenus mes frères formés déjà depuis longtemps
Les dernières instructions ont été données en dehors de la ville
Si Londres est à côté, elle préviendra le Mali et diffusera ceci :
“Attention, vous allez bientôt brûler
Ils ont passé des années à dormir avec cette colère
A cause de ces vieux que vous avez tués,
Et de ces animaux que vous avez brûlés…
Nous commencerons par la porte de Kidal
Où vous avez concentré vos forces,
Nous allumerons un seul feu, et tous vous brûlerez18.” »
Cependant, les Tinariwen portent un regard de plus en plus critique sur les divisions sous-jacentes et commencent à dénoncer les manipulations dont pourrait être victime l’entreprise de latanakra. Le cadre réduit de cet article ne permet pas de développer les différentes logiques des divergences internes au mouvement touareg. Soulignons simplement son importance dans l’évolution radicale des thématiques présentes dans le corpus : le thème de l’appel à l’union (La Résistance en germe, pièces 1 à 13, 1978-1989) se substitue à celui de La Discorde (Pièces 33 à 41, 1991-1994). Dès le début des divisions, les poètes formulent un discours rénovateur qui fait fi des catégories statutaires et des appartenances tribales ou régionales des acteurs. Sur ce point, cependant, il importe de ne pas attribuer à la poésie des Tinariwen la primauté du discours réflexif et introspectif généré par les phénomènes de nivellement idéologique et sociologique propres auxishumar. On peut affirmer qu’entre le discours sur le social produit par ces derniers et les textes des chansons, il n’y a pas solution de continuité 19. L’intensité de certains poèmes provient du fait qu’ils portent en eux cette parole, expriment sans détour un désaccord et inscrivent leur énonciation dans les débats internes à la société :
« Pourquoi chérir le mépris et l’enseigner aux enfants ?
Le monde vous observe et vous échappe
Vous ne ressemblez ni aux Occidentaux ni aux Arabes
Pourquoi chérir le mépris et l’enseigner aux enfants ?
Vous vénérez les tribus, la vérité vous échappe
Aucun de vous ne peut mériter la confiance de l’autre sans la trahir
Pourquoi chérir le mépris et l’enseigner aux enfants ?
Le désert, là-bas, où vous avez abandonné
Vieux, femmes et enfants, à présent vous interpelle »
(pièce 36, texte de Mohamed Ag Boubabcar, musique de Keddu Ag Ossad 20).
Composée entre 1987 et 1989, cette pièce n’a été chantée qu’au début des années 1990. Du fait du caractère brutal de l’invective, les musiciens n’avaient pas osé la chanter plus tôt. Pour les interprètes comme pour les récepteurs, la référence critique et directe du texte à la tribalisation latente du mouvement (strophe 2, vers 2)équivalait à exposer publiquement une de ses faiblesses. Profération audacieuse à l’intérieur du mouvement et potentiellement dangereuse vis-à-vis de ses adversaires de tous bords. On remarque la fragmentation de l’emphase du texte construite sur l’autonomie sémantique et syntaxique de chaque vers des deux premières strophes. L’efficacité de la rhétorique provient en outre de l’alternance de deux procédés : le mode phatique d’ouverture qui instaure une communication directe et l’axiologie du discours qui manifeste une intention moralisatrice. L’effet moralisateur est amplifié par la dramatisation du discours de la strophe finale qui englobe les connotations affectives et politiques du territoire. Cette personnification du territoire – auquel certains textes confèrent un corps en le dotant d’une voix – traverse toute la production des Tinariwen. A ce titre, on peut avancer que la lutte fut assimilée à une entreprise de protection généralisée du territoire et de ses habitants dès le début des années 1980.
Du chant à sa réception, les ressorts de l’action politique
Au cours de cette période préparatoire du mouvement, l’action orientait la teneur du discours poétique. Le rôle déterminant des chants dans l’extension et l’identité du mouvement se mesure alors par la célébrité des interprètes des Tinariwen mais surtout des chansons elles-mêmes, formes sonores et agissantes, à la fois expression et réalisation de cette passion collective qui traversa la société. La résistance en germe, avec ses chants, livrait plus qu’un message, elle livrait une voix qui donna forme, autant qu’elle sera in-formée par elle, au mouvement de 1990. En effet, en même temps qu’elle l’appelle, la voix poétique s’érige elle-même en acte : acte de mobilisation, d’union, de résistance, d’implication, de protection, de dénonciation, de conciliation, de construction, de médiation, acte de guerre enfin… Le Chant des fauves incarne alors un mouvement polymorphe, s’érige en jugement, profère une menace. La chanson devient une arme activée dans la performance. Cette voix dérange. Mise en scène et en abyme dans le chant suivant, elle n’épargne ni les Etats ni les inerties internes :
« Le chant des fauves qui avançent
Préserve de la solitude et encourage
Ceci est une mise en garde
Au Mali et au Niger, là-bas
Et à ceux qui habitent le ténéréIgnorants, qui se prélassent à l’ombre
Ils courent un risque. Qu’ils le sachent !
Depuis votre naissance, vous êtes entravés !
Vous figez comme le beurre
Vous dormez comme la caillebotte
Ténéré, voici notre message
Nous viendrons te faire de l’ombre
Je te protègerai de mon sang
Qui ne se vend ni ne s’achète »
(pièce 26, Libye, 1986).
Ce principe d’activation de la mobilisation potentielle s’appuie sur un registre oral de communication. Le mode phatique prédomine partout. Par exemple, avec les ouvertures qui sont souvent collectives où le poème se donne comme injonction :
« Mes amis, vous allez m’écouter
Je dirai la vérité jusqu’à ce que vous l’entendiez »
(pièce 7, vers 1 et 2).
L’ouverture, qui joue sur l’interpellation de l’auditeur et formule une demande de transmission, peut aussi se situer dans une perspective sociétale que le chant ordonne :
« Dis à tous les Touaregs
Mieux vaut rester unis et fidèles à notre engagement »
(pièce 8, vers 1 et 2).
Ou encore par une surdétermination de la relation au destinataire. Celle-ci oriente le contenu sémantique d’un grand nombre de pièces qui n’existent et ne se formulent que dans son seul intérêt. La suite de ce dernier prologue effectue par exemple un balayage géographique des destinataires et des militants potentiels :
« Votre pays est riche car il habite votre âme
Dommage qu’un homme instruit ne s’implique pas
Nous interpellons ceux de Gao, ceux de Tombouctou, là-bas,
A ceux de Kidal nous demandons qu’ils se rassemblent
Nous appelons ceux de Boghassa
Nous viendrons et passerons la journée ensemble »
(pièce 8, vers 5 à 12).
Le mode d’expression privilégié qu’ont constitué les poésies chantées de la tanakra s’est accompagné d’une vaste dynamique sociale autour des chants et de leur réception différée. On l’a vu, depuis la Libye ou le Sud algérien, beaucoup de cassettes sortent des pays au gré des mouvements des ishumar. Les déplacements de la jeunesse d’un pays à l’autre colportent ces nouvelles chantées des villes jusque dans les brousses les plus reculées qui atteignent les campements, c’est-à-dire les parents et les sœurs. A la fin des années 1980, alors que l’offensive est proche, rares sont les campements qui ne comptent au moins un de leurs jeunes dans les rangs du mouvement. Pendant que les hommes sont loin et injoignables, les cassettes comblent cette rupture de communication. Prise entre l’histoire immédiate qui se fait et l’historicité qui se dit dans les chants, la réception différée peut parfois se révéler une expérience ambiguë. Ainsi en est-il d’une anecdote sur la réception du chant suivant :
« Amis de mon pays
Moi, je vis dans le lointain Maghreb
Je suis dans des pays loin de ma mère
Mon âme me brûle et me tourmente »
(pièce 15, première strophe).
Près de dix ans après sa composition, une femme l’écouta sur une cassette parvenue jusqu’au camp de réfugiés de Touaregs et de Maures de Bassikounou, dans l’extrême Est mauritanien. Elle fut bouleversée, pensant que c’était son fils disparu dans l’exil qui chantait là et que surtout il lui parlait. Cette histoire, si elle rend compte d’une illusion, montre aussi que le caractère impersonnel du « je » narratif est opératoire : l’interprète subsume dans cette poésie tous les rôles de l’énonciation et incarne tous les ishumar. Elle illustre en outre l’ancrage anthropologiquede cette production poétique, ancrage si puissant qu’il tend à confondre tous les fils s’adressant à toutes les mères.
Plus largement, l’objet cassette transporte les émotions et l’empreinte sonore des rassemblements festifs. L’aspect subversif de leur contenu peut à l’occasion se diluer dans le brouhaha ambiant : commentaires en tout genre, exclamations, cris d’admiration, d’approbation, lamentations, pleurs d’un enfant, youyous, battements de mains collectifs… Les interprètes cependant, attentifs à désaliéner le texte de leur chant, s’assurent de la clarté de leur message. Sur les plus anciennes bandes enregistrées 21, ils déclament en introduction le texte du chant à venir d’un bout à l’autre, lui conférant ainsi une plus grande valeur politique.
Effectivement, l’intention de mobilisation des chants remplira pleinement sa fonction. De nombreux départs pour la Libye, c’est-à-dire pour l’engagement, seront provoqués par l’écoute, attentive, d’une de ces chansons. Pour ces auditeurs interpellés, la chanson en question garde cette valeur de souvenir, de marqueur de leur passage à l’action. Au fil de mes discussions avec certains acteurs-auditeurs, j’ai pu constater à quel point les cassettes avaient joué de leur « pleine fonction impressive, par où le discours prend à partie, ordonne ou interdit, pèse de tout son poids sur l’intention de l’autre, sur sa situation même, pour déclencher en lui les ressorts d’une action » (Zumthor 1983 : 272). Elles ont fonctionné à la fois comme catalyseur des tensions de la société et comme justification :
« Eh ! Touaregs, vous vous contentez de parler !
Il n’y a pas d’offenses que nous n’ayons connues »
(pièce 30, vers 7 à 9).
A l’image des voix qui le chantent, des destins qu’il dépeint et de la lutte à laquelle il appelle, le genre shumera sera pendant toute la décennie 1980 une musique souterraine : en Algérie, où les autorités ne toléraient jusqu’à la fin des années 1980 que les représentations sagement folkloriques (Bellil & Dida 1993 : 107), mais aussi au Mali et au Niger, où il y eut des cas d’arrestation de jeunes détenteurs de cassettes, objets preuve du délit d’opinion en dehorsde toute compréhension des chants.
Tandis que l’offensive commence dans les trois régions du nord du Mali, les musiciens emportent au maquis leur instrument et participent à la « révolution » qu’ils ont tant chantée. Les chants s’apparentent alors à des chroniques de guerre (poèmes 28 à 31) parfois teintées d’inquiétude concernant l’avenir de l’entreprise :
« L’ennemi est dans les parages
Il n’y a ni dissimulation ni cachette possible
Nous n’avons pas d’eau, pas d’outres,
Pas de stratégie d’indépendance »
(pièce 22, vers 3 à 6).
Les pièces produites pendant les combats peuvent aussi rebondir sur le fil événementiel du conflit. Par exemple, la pièce suivante fut suscitée par l’une des premières attaques du Mouvement Populaire de l’Azawad contre les forces armées maliennes, aux alentours de Boghassa. Son issue, malheureuse, avait provoqué la désertion de certains combattants des rangs du front touareg. Ce comportement est vilipendé par les deux premiers vers qui y font indirectement allusion par le recours au jugement des jeunes femmes de Boghassa :
« Celles de Boghassa n’apprendront pas
Que nous avons pris la fuite dès le premier coup
C’est à ces hommes que le front a confié cette mission
Il les a laissés ici pour éprouver leur valeur
Nous nous libérerons avec de vieux fusils
Avec quelques couteaux, et même des pierres s’il le faut,
Ou bien nous mourrons tous ensemble
Et lorsque je me souviens de ce combat
Mené à l’aube, sans eau,
Je sais que nous comptons des hommes valeureux »
(pièce 29, 1990).
Après les premières négociations officielles de 1991, le mouvement éclate en plusieurs fronts. Les Tinariwen sont pris dans cette tourmente, l’unité même du groupe en pâtit. L’exil est révolu et le retour est amer. Mais la voix des poètes n’est jamais neutre et continue de s’impliquer dans le jeu des pouvoirs, qu’ils assument ou récusent :
« Moi je suis frappé d’étonnement
Par les gens incapables de s’unir
Contre eux se trouvent réunis
La soif, le vent, la sécheresse et le soleil »
(pièce 40, Abdallah Ag Husseyni, strophe finale).
Le dénonciateur se transforme en médiateur, par exemple à travers l’image du verbe poétique comme tentative de réconciliation. Cette pièce fait allusion plus loin à l’état d’alerte et de tension qui a prévalu à la base de Tegharghar alors que les fronts étaient sur le pied de guerre et se préparaient à des combats fratricides. La parole « vraie » cependant ne tarit pas et prend des allures proverbiales :
« La révolution est un long fil, facile à tordre, difficile à tendre.
Je rapièce le ténéré, le grand ténéré, la discorde et la haine car elles existent
Je suis dans le ténéré assoiffé, debout, je pense à mes frères qui refusent l’entente
Nous habitons Tegharghar 22, moi et les miens,
mon doigt sur la détente, mon eau c’est la mare »
(pièce 34, non datée, attribuée à Keddu).
Si les performances actuelles des poèmes du début des années 1980 peuvent paraître désuètes et dépassées par le devenir historique du mouvement, le corpus montre que la production a tant adhéré à l’histoire immédiate que, de protestataires tournés vers un avenir virtuel (pièces 2 ou 31), les textes sont devenus critiques à l’encontre de la communauté elle-même et ancrés dans le présent (pièce 34 par exemple). La valeur sociologique de la performance est ainsi déterminée par l’histoire. En Libye, dans les casernes ou les bidonvilles, les chants résonnaient comme l’écho d’un peuple sans voix. Ils transféraient le poids du vécu quotidien et de la tension « historique » in fieri sur des fêtes dont ils étaient le vecteur et l’épicentre. La peine devenait plus légère et l’émotion remplissait son rôle libérateur. La performance était en soi politique. Elle unissait et unifiait. Au maquis, les performances seront ancrées dans une nouvelle dimension temporelle. Les moyens de production, les médias, seront pourtant considérablement réduits, mais rien n’entravera le « chant des fauves ». Certaines cassettes enregistrées entre les combats témoignent de la précarité de la situation mais aussi du caractère irrépressible de la performance. Keddu notamment avait enregistré une cassette éloquente : retour au bidon trafiqué, le poète déclame plus qu’il ne chante les vers de Talemmezt (cf.ci-contre) tout juste composés. Le vent couvre en partie sa voix mais qui àcette époque n’aura pas reçu ses paroles comme on reçoit un jet de pierre ? L’urgence de dire est à ce point irrésistible, impérative. La performance figure l’expérience en même temps qu’elle l’est.
Le style artistique et poétique particulier des Tinariwen a fait école. Ses membres ont enseigné les bases de la guitare à un grand nombre de jeunes interprètes qui sillonnent aujourd’hui le pays touareg à la suite de leurs aînés. Le genre shumera a pourtant perdu sa valeur subversive vis-à-vis des Etats. Quant au groupe lui-même, il a intégré au fil des ans de nouveaux artistes portés, comme ici, vers une parole plus philosophique que celle de leurs prédécesseurs :
« Etre de ce monde, certes, mais rester sur son rivage est préférable
Car la vie est incertaine et son terme établi
Celui qui se laisse emporter par ses charmes doit savoir qu’elle ne dure que trois jours23
Accepte les travers de l’ami qu’elle te donne puisque ses péchés ne regardent que son âme
Il revient à chacun de se préserver
L’ami d’une vie est celui qui garde ton souvenir après ta mort »
(pièce 41, Abdallah Ag Alhusseyni, non datée).
Ces textes sont chantés aujourd’hui dans des contextes diversifiés, voire contradictoires avec leur vocation première : dans les locaux des partis politiques officiels, dans les maisons de jeunes, les grands hôtels parfois, dans des festivals internationaux. Le genre s’est banalisé, s’est ouvert à d’autres contextes d’énonciation, à d’autres écoutes, étrangères aux non-dits de ces textes en forme d’énigmes… La récupération marchande du genre shumera s’inscrit dans un processus inéluctable. Pourtant le passage du « chant des fauves » à une prestation plus conventionnelle (marchande et mise sur scène) ne doit pas masquer la permanence de l’exigence critique de la poésie des ishumarau sein de leur société. De nombreuses chansons postérieures à notre étude continuent de formuler des critiques à l’encontre de la situation politique régionale ou nationale des Touaregs ou dénoncent la misère annoncée des générations à venir. Les critiques les plus acerbes stigmatisent les manquements et pointent l’irresponsabilité des Etats, mais aussi de certains dirigeants politiques touaregs ou d’ex-cadres du mouvement. L’ambiguïté des anciens textes de la lutte, lorsqu’ils sont chantés dans les festivals internationaux étiquetés « Musiques du monde », n’apparaît qu’à des auditeurs extérieurs à ses ferments. Pour les autres, jeunesse touarègue qui se rassemble en soirée dans les cours des maisons, les bidonvilles, les oueds isolés ou sous les tentes de la jeune mariée, ces poésies continuent de chanter leurs doutes, leurs amours et leurs attentes.
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Zumthor P., 1983. Introduction à la poésie orale, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique ».
Discographie
Tinariwen, 2000. The Radio Tisdas Sessions, produit par Justin Adams et Lo’Jo chez Wayward Records. Editeur : Emma Productions. Diffuseur : Harmonia Mundi.
NOTES
1 Vers final de la pièce 32 du corpus présenté dans cet article.
2 Cette brève présentation n’explique en rien les logiques complexes et multiples selon les années et les régimes qui ont provoqué une crise profonde entre certains groupes nomades et les Etats du Mali et du Niger. Concernant l’étude anthropologique et historique des ramifications et filiations politiques du mouvement politique touareg de 1990, voir notamment : Boilley 1994 ; Claudot-Hawad 1990 ; Lecoq 2002.
3 Il s’agit des grandes sécheresses de 1972-1973 et de 1984-1986.
4 En regard du continuum culturel et spatial que représentait l’espace sahélo-saharien, l’établissement des frontières dans le pays touareg a constitué une véritable révolution territoriale, dans le sens d’une régression de la libre circulation des biens et des personnes.
5 Les locuteurs peuvent aussi le prononcer sous la forme shumera synonyme du terme ashamur.
6 Dans sa thèse d’histoire consacrée à l’étude de la formation du mouvement de 1990 à travers le prisme des Kel Adagh, Pierre Boilley montre comment les Touaregs utilisèrent la Libye autant que celle-ci les utilisa : « La Libye, attirante pour tous les jeunes de la tanakra, ne faisant pas subir de discrimination à ses immigrés du travail, […] fut le lieu de convergence de tous ceux qui ne pouvaient subsister ailleurs et qui en ressentaient de la colère, de tous ceux que les humiliations vécues au Niger et au Mali révoltaient. […] Enfin, le pays de Kadhafi permettait l’accès aux armes et à la formation militaire et technique moderne. La conscience aiguë des Touaregs qu’il fallait progresser dans les connaissances techniques pour battre l’adversaire avec ses propres armes porta ces jeunes à passer sur leurs réticences à s’engager pour des objectifs qui n’étaient pas les leurs » (Boilley 1994 : 406).
7 La fin officielle des hostilités a lieu en 1992 au Mali et en 1994 au Niger.
8 Tindé : terme désignant à la fois la performance collective des femmes et l’instrument, le tambour, simple mortier sur lequel on tend une peau.
9 Cette première phase allant approximativement de 1975 à 1981.
10 Le second texte est de 1989 (note de l’auteur), le premier extrait n’est pas daté.
11 Abaraybone, un des deux pionniers du genre avec Intiyeden, raconte que ses premières expériences se sont produites avec un bidon bricolé d’un manche et de cordes, alors qu’il était très jeune à Tamanrasset. Il déclamait des vers en grattant sa guitare de fortune. Du bidon à la guitare amplifiée, la poésie chantée militante touarègue se dotait ainsi de la sonorité moderne par excellence, le son électrique.
12 Taghreft Tinariwen est une construction sémantique intéressante. Littéralement, elle signifie l’« édification ou la construction des pays ». Aghref relève du lexique des techniques de fabrication : « confectionner, fabriquer en assemblant, tendre une peau sur ». Tinariwen est la déclinaison plurielle du terme ténéré, désignant une étendue plate et désertique ou une steppe désertique. Le terme est doté de puissantes connotations affectives activées ou mises en scène dans de nombreuses pièces du corpus. Il concurrence largement le terme politique akal, « pays, terre natale ».
13 Pour des raisons de lisibilité, la forme textuelle présentée en français dans cet article ne correspond pas tout à fait à la forme versifiée touarègue. Notons que tous les chants s’ordonnent de la façon suivante : les deux premiers vers – qui servent aussi de titre – constituent le refrain qui s’intercale entre chaque couple de vers ou chaque quatrain. Pour exemple, nous avons restitué dans sa forme performée la pièce 36.
14 Al guitara : chant soliste et guitares pour les hommes. Tindé : frappement des mains, rythmes du tambour et chœurs pour les femmes.
15 Dans le texte, al xadmat vient de l’arabe. La traduction française du terme ne rend pas compte de sa polysémie dans le texte. Le terme al xadmat véhicule ici une forte connotation à l’implication et à la responsabilité de chacun. Il rejoint le champ sémantique de tanakra.
16 Imawalen : « partie mobile inférieure de la tagelmust (voile de front et de bouche de l’homme touareg) » (Ghubeyd 1980 : 198). Le poète suggère à son destinataire d’abandonner le port du voile et des beaux habits (l’indigo), ce qui peut signifier à la fois l’abandon des plaisirs du paraître ainsi que celui des valeurs de retenue dans le comportement, valorisées dans l’éducation et symbolisées par le port de ce voile.
17 Le poète fait allusion dans ces deux vers à un combat entre une unité touarègue visiblement réduite, de 14 soldats, combattant sous le drapeau libyen, et l’armée française impliquée dans la guerre du Tchad.
18 Ce poème a été vraisemblablement composé entre 1984 et 1986. Il relaterait une mission de reconnaissance dans les environs d’Inlamawan en 1982 à laquelle ferait référence la première partie du texte. Les vers 3 et 4 décrivent furtivement le retour de ses membres (on peut présumer qu’ils reviennent de cette mission) ainsi qu’une scène de préparatifs de l’attaque. On remarque la rupture entre le texte au moment de sa performance et le devenir de l’action armée que la seconde partie annonce. Ce glissement allusif du texte sur les bribes d’une narration contribue à créer un certain climat de tension et de clandestinité.
19 Ce point m’est apparu clairement quand j’ai entrepris le travail d’identification des auteurs des textes du corpus ou quand j’ai tenté de distinguer les rôles de création poétique et d’interprétation artistique des performances. La démarche d’identification de la propriété intellectuelle des pièces et les différentes étapes du processus de création, dans leur dimension personnelle et collective, s’est révélée être une expérience riche d’enseignement : si les auteurs de plusieurs pièces ont pu être identifiés, il n’en reste pas moins que nombre d’entre elles portent la marque d’ajouts successifs. La mouvanceradicale d’une œuvre orale en performance peut contribuer à la recréation d’une partie de son texte.
20 Cette chanson fait partie du CD The Radio Tisdas Session, plage 8, de même que la pièce 26 – plage 1 (cf. Discographie).
21 Cette pratique destinée à déjouer les pièges de la réception différée, collective et brouillée s’est vraisemblablement arrêtée à la fin des années 1980. Mais les interprètes aiment encore aujourd’hui proférer une dédicace personnelle, amicale ou collective à l’attention de l’assistance présente au début de l’enregistrement. Rares sont les bandes des années de préparation de la lutte qui ne soient marquées d’une parole adressée à l’auditeur potentiel.
22 Nom de la vallée qu’occupait l’Armée Révolutionnaire de Libération de l’Azawad, dissidente du Mouvement Populaire de l’Azawad qui a revendiqué les premières attaques au Mali.
23 Le poète fait ici référence à un proverbe qui dit : « La vie, c’est un jour que tu aimes, un jour que tu n’aimes pas, jusqu’à celui où tu n’es plus » (Ag Solimane & Walentowitz 1994 : 5).
POUR CITER CET ARTICLE
Référence papier
Belalimat N., 2003, « Qui sait danser sur cette chanson, nous lui donnerons la cadence. Musique, poésie et politique chez les Touaregs », Terrain, n° 41, pp. 103-120.Référence électronique
Nadia Belalimat, « Qui sait danser sur cette chanson, nous lui donnerons la cadence.1 », Terrain, numero-41 - Poésie et politique (septembre 2003), [En ligne], mis en ligne le 11 septembre 2008. URL : http://terrain.revues.org/1660. Consulté le 04 janvier 2012
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