lundi 9 mai 2011

"Il y a une psychose au sein des ONG"

Notre partenaire a rencontré Jean-Pierre Olivier de Sardan, anthropologue et connaisseur de l’Afrique, notamment sahélienne, depuis près de 40 ans.
Jean-Pierre Olivier de Sardan est professeur en anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et directeur de recherches auCentre National de la Recherche Scientifique. Il vit et travaille au Niger, à Niamey, où il a cofondé le LASDEL, Laboratoire d'études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local.
Boris Martin: Vous êtes actuellement basé à Niamey au Niger, là où deux jeunes Français ont été assassinés. Cet événement est-il selon vous le signe d’une mainmise d’AQMI sur la région ou le "simple" développement d’une économie mafieuse?
Jean-Pierre Olivier de Sardan: Je ne peux parler que pour le Niger, mais en ce qui concerne ce pays, je dirais qu’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre. On ne peut certainement pas dire qu’il s’agit de l’implantation d’AQMI. Les opérations menées par AQMI sont de type commando et ont été lancées depuis le nord-est du Mali. Certes, AQMI peut toujours acheter un indicateur local ou recruter un ancien rebelle touareg. Mais cela renvoie moins à la situation nigérienne en tant que telle qu’à un secteur non contrôlé de la bande saharienne qui vit du trafic d’armes, de drogue, d’immigrés et dans lequel AQMI s’est implantée et prospère.
Mais l’essentiel du pays n’apporte aucun soutien à AQMI. Ici, tout le monde a été unanimement catastrophé par cette prise d’otages. Cette action n’a reçu aucun soutien, et n’a pas du tout embrayé sur le rejet, réel, de l’arrogance occidentale (la plupart des Nigériens avaient applaudi aux attentats du 11 Septembre, comme dans la plupart des pays africains d’ailleurs).
B.M.: Dans vos activités de recherche orientées sur l’action de développement, vous êtes en contact avec les ONG locales et internationales: quel impact cette prise d’otages a-t-elle eu sur ces ONG? Sur la population? Sur vous-même?
J-P.O.S.: Je ne suis pas tant en contact que cela avec ces ONG, car je travaille dans un laboratoire nigérien donc dans un environnement essentiellement nigérien. Pour autant nous sommes tous atterrés par l’espèce de paranoïa généralisée qui s’est développée depuis dans le milieu des ONG, des Européens en général, et qui aboutit au départ des expatriés. C’est une forme de psychose que personne ne comprend vraiment, ou en tout cas ne trouve justifiée. Quant à ceux qui restent, c’est pour élever les murs de leurs maisons!
On assiste à une déclinaison excessive du principe de précaution. C’est un peu comme si plus personne ne prenait le métro parce qu’il y a eu un attentat à Paris, ou n’allait plus à New York à cause du 11 Septembre! Cela nous semble démesuré, alors que Niamey est sans doute l’une des villes les plus sûres du monde. Et finalement, on vit cela comme une grande injustice pour le Niger et, d’une certaine manière, comme une victoire des terroristes. Cette psychose a des conséquences économiques: beaucoup d’emplois locaux sont induits par la présence des expatriés.
Les ONG locales, de leur côté, continuent leur travail comme avant. Il n’y a pas le moindre sentiment de peur. Certes, on n’ira pas en 4x4 au nord d’Agadès, car cette ville se trouve dans cette fameuse bande saharienne risquée, mais pour le reste du pays, il n’y a pas de problème.
Du coup, ce sont les ONG nigériennes qui ont un surcroît de travail, reprenant le travail laissé par les assistants techniques.
B.M: Le Sahel est traditionnellement une "terre d’humanitaire". Depuis longtemps, que ce soit au Mali ou au Niger par exemple, les ONG ont été très présentes. Le fait qu’une menace terroriste ou mafieuse ait pu s’y développer ne remet-il pas en question l’efficacité en profondeur de l’action humanitaire et du développement et le renforcement, pourtant vanté, des sociétés civiles locales?
J.-P.O.S: Pour moi, d’abord, il n’y a quasiment plus de différence entre ONG humanitaires et ONG de développement. Les premières tiennent à cette image valorisante, au cœur de leur identité. Mais ce qu’on observe au Niger, en dehors de périodes critiques comme en 2005, ce sont des ONG "humanitaires" qui luttent depuis des années pour la gratuité des soins, contre les maladies chroniques ou la malnutrition. Ce qu’elles font, c’est de la santé publique, donc du développement.
Le problème est de savoir qui on soutient. Faut-il choisir entre l’Etat et la société civile? Et la réponse est difficile dans le contexte nigérien, où on ne peut pas distinguer aussi schématiquement l’une et l’autre. La société civile nigérienne reste tout de même très dépendante de l’aide publique au développement, elle est souvent constituée de membres de l’élite politique ou d’anciens hauts fonctionnaires.
Sur certains chantiers comme la malnutrition ou la santé publique en général, il n’est pas pensable de court-circuiter l’Etat pour la délivrance des services. En tout cas, depuis 2005 – où, lors de la crise alimentaire, les ONG extérieures s’étaient substituées à l’Etat (certes défaillant), et parfois comportées comme en pays conquis – la plupart des grosses ONG prennent soin d’essayer de collaborer avec l'Etat. Qu’on le veuille ou non, la société civile n’est pas la solution miracle.
B.M: Si les ONG et les coopérations étrangères quittent le Niger, quelles sont selon vous les évolutions à attendre?
J-P.O.S: Il est clair que l’objectif pour les ONG nigériennes devrait être d’avancer dans leur professionnalisation. Actuellement, la plupart ne sont pas en mesure de mettre en œuvre des stratégies d’intervention autonomes, à quelques exceptions près. D’ailleurs, elles sont très souvent des excroissances des ONG du Nord.
On risque d’arriver à une sorte de pilotage à distance de ces associations locales chargées de mettre en œuvre des stratégies arrêtées à Paris ou Londres, ce qui n’est pas sain. Autre effet pervers: bien souvent les ONG qui ont les moyens débauchent les fonctionnaires de l’Etat.
Enfin, il y avait un avantage avec certains expatriés, qui mettaient en œuvre leurs compétences sur le terrain et tentaient en même temps de former dans l’action des professionnels nigériens. Quand un bon gynécologue d’une coopération ou d’une ONG du Nord travaille pendant des années et forme vingt gynécologues locaux, ceux-là seront sans doute mieux formés que des praticiens sortis de la seule université de Niamey. Il est encore difficile de mesurer les effets de ce départ précipité des Occidentaux

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