jeudi 28 avril 2011

JOURNALISTES TUÉS À MISRATA : LE RÉCIT D’ALVARO CANOVAS


ACTU-MATCH | JEUDI 28 AVRIL 2011


Journalistes tués à Misrata : le récit d’Alvaro Canovas
A gauche: Chris Hondros, dans la banlieue sud de Beyrouth, en 2006. A droite: Tim Hetherington, en 2008. | Photo MaxPPP

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Paru dans Match
Notre reporter était en compagnie des photographes Tim Hetherington et Chris Hondros lorsque la mort les a fauchés à Misrata, la ville libyenne assiégée par Kadhafi. Il raconte le drame et les dernières heures avec ses deux confrères tragiquement disparus. Version intégrale de l’article paru dans le magazine et dans l’édition iPad.
De notre photographe à Misrata Alvaro Canovas - Paris Match
La veille déjà, la mort avait fauché Khalifa, un des trois chauffeurs qui nous conduisaient le jour, et défendaient leur ville la nuit. Un jeune homme de 23 ans, adorable et sérieux. Depuis notre arrivée à Misrata, nous sommes frappés par le courage de ces rebelles, fiables et très accueillants. Nous logeons, avec une douzaine d’envoyés spéciaux, dans une maison qui leur sert de centre de communication. Mardi 19 avril au soir, nous présentons des condoléances émues aux rebelles, sans savoir qu’ils nous offrirons les leurs vingt-quatre heures plus tard…
La journée de mercredi commence pourtant sous le signe de la chance. Levé à 6 heures, je trouve des œufs dans la cuisine. Un luxe. D’habitude, nous nous contentons d’un repas quotidien, le soir. En traversant le salon où dorment les Britanniques et Américains, arrivés deux jours plus tôt, je salue Chris Hondros, 41 ans, petites lunettes sur le nez, concentré sur son ordinateur. De ce photographe américain, j’apprécie la douceur, la courtoisie et, bien sûr, les images. Il me rejoint dans la cuisine, où je prépare des œufs sur le plat, pour lui, Jérôme Bonny (France 2) et Tim Hetherington. Ce Britannique de 41 ans est lui aussi une référence dans le métier, notamment pour « Restrepo », son documentaire sur l’Afghanistan, nommé aux Oscars. Aussi célèbre soit-il, ce gentleman reste d’une extrême discrétion, avec un humour et une modestie à l’anglaise. Je viens de le rencontrer. Je n’aurai pas le temps de le connaître davantage.

CHRIS A-T-IL EU UN PRESSENTIMENT?

Après le petit-déjeuner, je pars photographier des familles réfugiées dans une école. A midi, les anglophones reviennent, très excités par leurs premiers combats, autour de l’académie de l’air, un bastion kadhafiste. Des combats au corps à corps où les insurgés ont, ce matin-là, pris l’avantage. Tim veut y retourner dans l’après-midi. Chris, lui, vient de réaliser d’excellentes photos sur des civils évacués d’un immeuble au beau milieu des combats. Il veut les envoyer immédiatement à son agence, Getty Images. Je lui demande s’il souhaite, lui aussi, repartir: “Non, j’ai pris assez de risques pour la journée.“ Rétrospectivement, je me demande s’il a eu un pressentiment.
Je retrouve Tim sur le parking, où il s’est installé très tôt pour être sûr de ne pas manquer le départ. D’autres reporters “ne sentent pas » cette nouvelle équipée. En revanche, Chris a finalement choisi de se joindre à nous. On se retrouve lui et moi à l’arrière d’un pick-up. Vers 15 h 30, Salaheddine, commandant insurgé, donne le signal du départ. A cet instant, mon chauffeur habituel, Ahmed, sort du bâtiment. On échange un long regard… Quelques jours plus tôt, on s’était juré de ne jamais aller au front l’un sans l’autre. Mais il dormait profondément après une nuit de combat et je pars sans lui. Mal à l’aise. Et je regrette déjà d’avoir enlevé les plaques balistiques de mon gilet pare-balles. Pesantes et rigides, elles protègent des balles mais limitent les mouvements. Je les ai laissées sur mon matelas. En quittant la chambre, j’ai eu un flash: “S’il m’arrive quelque chose aujourd’hui, ceux qui verront les plaques se diront que j’ai commis une imprudence”.
Durant les quinze minutes de trajet vers le front, Chris et moi bavardons. Son père est grec. Je lui dis que je passe mes vacances dans l’île de Spetses, où lui-même allait enfant. En apprenant qu’elle est restée à l’abri des hordes touristiques, son regard s’éclaire, ravi. On évoque la beauté de l’Amérique, et puis il me parle de son mariage tout proche, prévu pour le 8 août, la cérémonie catholique, la fête dans un loft new-yorkais, loué pour l’occasion. Il évoque tendrement sa fiancée, Christina, avocate. Et sourit: “Elle travaille dans le droit social pour la municipalité de New York, c’est une idéaliste”. Puis il se tait, pudique, regard perdu au loin.
Nous arrivons. Je suis habitué au dédale de ruelles, courettes et passages secrets où j’ai travaillé les jours précédents. Ici rien de tel. L’immense rond-point est desservi par quatre avenues bordées d’immeubles aux portes fermées et rideaux de fer baissés. Pas la moindre cachette. Nous sommes dix reporters, dont une femme, la freelance Katie Orlinsky. Salaheddine ordonne à ses hommes de tirer des roquettes vers les positions adverses. C’est comme un coup de pied dans un nid de guêpes. Riposte immédiate et intense. Tout le monde recule. Dans ces moments-là, on se fie à son instinct et à une analyse ultra rapide des angles de tirs pour décider quoi faire. Les autres Français et moi nous nous plaquons contre un mur, protégés des balles, mais pas d’un éventuel obus. Cherchant un meilleur abri, les anglophones traversent le rond-point, à découvert. Un semblant de calme revient. Puis les tirs reprennent, plus menaçants. Il faut bouger! Je cherche l'autre groupe du regard quand une puissante détonation retentit. De l'autre côté du carrefour se forme un panache de fumée où titubent des silhouettes. Des combattants courent vers moi en s’enfonçant les doigts dans le ventre et criant: “Sour! Sour!” (photographe). J’entends Katie hurler. Des pick-up démarrent en trombe, quittant la zone. A l’arrière de l’un deux, j’aperçois Guy Martin, un jeune photographe anglais, qui se tient l’abdomen. Un autre véhicule m’embarque. Le conducteur s’égare, repart du côté des tirs, rentre dans une voiture puis, guidé par un moujahiddine qui lui hurle dessus, file enfin en direction du centre-ville.

TIM, AFFREUSEMENT PÂLE, LESYEUX GRAND OUVERTS, FIXES...

La cour de l’hôpital est noire de monde. Je me précipite sous la tente des premiers soins, qui compte une quinzaine de lits. Malgré la cohue, les cris, un petit groupe est étrangement silencieux sur ma droite. Je hurle: je viens de découvrir Tim et Chris, inanimés. Mes deux camarades ont reçu des éclats dans le crâne. Tim est presque nu, affreusement pâle, les yeux grand ouverts, fixes… J’ai compris. A genoux sur une chaise, un médecin tente un massage cardiaque. De longues minutes s’écoulent, puis les bras de l’urgentiste retombent, il me regarde, secoue la tête. Pendant ce temps, des infirmières ont nettoyé la tête ensanglantée de Chris. Il est emmené en réanimation. Le moniteur de l’électrocardiogramme indique que son cœur bat toujours mais son cerveau, lui, est déjà mort. Alfred de Montesquiou, journaliste de Paris Match, arrive. Nous tenons longtemps la main de Chris. A 21 h 30, l’équipe médicale nous demande d’évacuer la salle des soins intensifs, où trois autres hommes agonisent. Le lendemain matin, nous apprendrons que Chris a rendu l’âme une demi-heure après notre départ. Sur le coup, c’est la colère qui m’étreint car la chance a décidé de tout. Ce jour-là, elle m’a suivi en abandonnant mes compagnons de route

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