Londres fait son autocritique sur la Libye, Paris persiste et signe
Le terrible coût de l’intervention militaire de 2011
Obusier Palmarias de l’armée libyenne détruit par l’aviation française près de Benghazi.
Bernd.Brincken, 19 mars 2011.
« Dans le monde arabe, tout est plus compliqué que ce qu’on souhaiterait ». Cette phrase n’est pas extraite d’un tabloïde britannique, mais de l’audition de Sir Alan Duncan, secrétaire d’État britannique au développement international en 2011 figurant dans le rapport de la commission des affaires étrangères de la chambre des communes sur l’intervention militaire de 2011 en Libye, Libya : Examination of intervention and collapse and the UK’s future policy options, publié le 16 septembre 2016. Cette petite phrase pourrait d’ailleurs résumer à elle seule la tonalité de ce rapport — dont nombre de conclusions rappellent celles du rapport de la commission d’enquête John Chilcot, paru deux mois plus tôt et qui apportait un éclairage accablant sur l’intervention britannique contre l’Irak en 2003. Il est le résultat d’un travail de recherche et d’auditions réalisées depuis octobre 2015 par les onze membres de la commission des affaires étrangères de la chambre des communes (six députés conservateurs, quatre travaillistes et un membre du parti national écossais). Les principaux responsables politiques, militaires et diplomatiques en poste en 2011, l’ancien premier ministre Tony Blair, trois universitaires reconnus et un journaliste spécialiste de la Libye ont été auditionnés. Le premier ministre en exercice en 2011 David Cameron a pour sa part décliné l’invitation. Des entretiens ont été également réalisés avec des personnalités tunisiennes et libyennes. Les minutes des auditions sont jointes dans leur intégralité au texte.
Ce rapport permet d’obtenir, à partir des témoignages des principaux acteurs de l’époque, des détails précieux sur les processus de décision qui ont conduit à la guerre, les buts de cette guerre et la préparation de l’après-guerre. La totalité des responsables interrogés reconnaissent qu’ils ne disposaient en 2011 que d’une connaissance superficielle des acteurs libyens et des structures sociales et politiques réelles du pays. Plus grave encore, les analyses du ministère de la défense s’appuyaient exclusivement sur les informations diffusées par l’insurrection sur les réseaux sociaux, celles transmises par les opposants libyens de l’étranger et celles des grands médias qui reprenaient souvent la couverture des évènements des chaînes Al-Jazira et Al-Arabiya du Qatar et de l’Arabie saoudite. Tous reconnaissent le manque de renseignements fiables sur la situation et la méconnaissance de ce qui se passait réellement sur le terrain. Interrogés de façon récurrente par les députés sur leur perception du poids des militants islamistes dans l’insurrection, tous les responsables ont affirmé ne pas l’avoir estimé à sa juste valeur, de même que le soutien que leur apportait le Qatar. Malgré tout, le choix d’écarter les options diplomatiques au profit de l’option militaire a été fait très rapidement. Le chef d’état-major des armées affirme avoir été l’un des seuls à attirer l’attention sur l’absence de fiabilité des renseignements disponibles lors des premières réunions du Conseil national de sécurité.
Les quatre bombes lancées par les avions français le 19 mars ayant mis en déroute les forces pro-Kadhafi en route pour Benghazi, le mandat initial aurait pu être considéré comme rempli. L’état-major britannique avait d’ailleurs planifié une pause dans les bombardements pour permettre à l’option politico-diplomatique de se déployer. Le chef d’état-major des armées britanniques fait référence à une perspective clausewitzienne où « la guerre n’est que la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens »1. Cette pause n’a cependant pas été acceptée par l’allié français qui, selon les responsables britanniques, avait déjà pour but de guerre la chute du régime. Le but de guerre britannique serait donc passé en quelques jours de la protection des populations au changement de régime. Ce but est atteint au terme de huit mois de guerre. Selon les termes du chef d’état-major de l’époque : « Cette intervention est un succès tactique qui se révèlera très vite un échec stratégique ».
La chute du régime entraîne l’implosion des institutions libyennes et la fragmentation des composantes de l’insurrection et les précipite dans une lutte pour le contrôle du pouvoir et des ressources. De l’avis des responsables auditionnés, les jolis plans ébauchés pour la transition étaient des exercices purement théoriques qui se sont révélés totalement irréalistes en l’absence de toute ébauche de consensus politique et de structure institutionnelle. La pensée dominante au sein des services britanniques était basée sur la croyance qu’après la chute du dictateur, la transition démocratique se passerait bien. Interrogés sur ce qu’il aurait fallu faire de plus ou de mieux, les responsables britanniques avouent ne pas avoir de réponse. Certains d’entre eux attribuent l’échec de la stabilisation au soutien qatarien des islamistes libyens.
Quant à savoir si le déploiement d’une force internationale sur le terrain pour désarmer les milices aurait pu contribuer à une stabilisation du pays, aucun des responsables et universitaires auditionnés ne considère cette option comme réaliste. Pour avoir un minimum de chance de s’imposer, une telle force aurait dû compter au minimum 15 000 hommes (hypothèse basse). Il n’existait en outre aucun mandat onusien pour une force sur le terrain dont les Libyens ne voulaient pas et à laquelle aucun pays n’aurait accepté de contribuer. Une même méconnaissance des réalités a conduit quelques mois plus tard à placer tous les espoirs pour la Libye dans le processus électoral de juillet 2012. Là aussi, les choses ne se sont pas déroulées comme convenu et les élections, en l’absence d’institutions, n’ont fait qu’accentuer les lignes de clivage existantes, voire en créer de nouvelles. L’idée selon laquelle la démocratie ne se limite pas à un processus électoral réussi n’est décidément pas encore acceptée par les élites européennes.
Il est faux cependant de dire qu’il n’existait pas d’expertise sur la Libye. Des centres de recherche comme l’International Crisis Group — qui ne peut être accusé de sympathie à l’égard de Kadhafi — ont attiré l’attention tout au long de la crise sur les risques d’une intervention militaire dans une guerre civile et sur la nécessité de négocier. Aux États-Unis, les grandes agences de renseignement et le Pentagone étaient initialement contre l’idée d’une intervention militaire en Libye. C’est finalement l’avis de la secrétaire d’État Hillary Clinton qui l’a emporté. Le chef d’état-major des armées britanniques évoque dans ses auditions ses réticences initiales sur l’intervention. Il affirme les avoir exprimées lors de la première réunion du Conseil national de sécurité présidé par David Cameron. Son expertise, comme celle qui aurait pu être apportée par un spécialiste de la Libye lors de cette réunion, s’est heurtée à la volonté politique forte d’entrée en guerre dans un contexte de matraquage médiatique en faveur d’une intervention. Les experts qui faisaient valoir la complexité de la situation libyenne à l’époque étaient en outre souvent tournés en dérision par de nouveaux spécialistes es-révolutions quant au fait qu’ils n’avaient rien vu venir ou que la question des tribus relevait du vieil imaginaire colonial.
Selon ces nouveaux experts, la jeune génération Internet adepte des réseaux sociaux rompait avec cette vision d’une Libye révolue en affichant son désir d’une démocratie « moderne », « à l’occidentale ». Un séjour de quelques jours parmi les jeunes blogueurs de Benghazi se révélait ainsi nettement plus valorisant que des années de recherches obscures. Les responsables britanniques ou leurs services ont fait le choix d’informations et d’analyses qui allaient dans le sens de décisions déjà prises, au détriment des expertises qui pouvaient les remettre en question. En ce sens, l’apparence de collégialité des prises de décision au sein du Conseil national de défense — instauré au Royaume-Uni après la guerre d’Irak de 2003 pour éviter que ne se reproduise le mode de décision opaque adopté alors par Tony Blair — n’a pas permis l’émergence d’un réel débat contradictoire sur les risques et les buts réels de cette intervention.
Ce rapport vient donc confirmer les constantes des interventions militaires et de la guerre d’une manière générale. Celles-ci sont avant tout le règne de l’incertitude couramment dénommée « brouillard de la guerre ». Et pourtant, comme dans l’affaire irakienne quelques années plus tôt, les voies de la diplomatie n’ont jamais été explorées, voire volontairement écartées, justement pour cause d’incertitude sur leur issue. Le ministre des affaires étrangères Lord Hague reconnaît d’ailleurs que Seif Al-Islam Khadafi l’a appelé au début des évènements en se proposant d’inciter son père à quitter le pouvoir et de travailler à une solution négociée ; et qu’il a rejeté cette proposition en expliquant que Saif pouvait ne pas être meilleur que son père. Saif a de même appelé la secrétaire d’État Hillary Clinton, laquelle a simplement refusé de lui parler. Côté français, des tentatives de négociation ont également été tentées avec l’envoi en France de Bachir Saleh — que Nicolas Sarkozy a refusé de rencontrer. Les justifications à ces refus de négocier sont toutes les mêmes : il ne s’agissait que de manœuvres de diversion pour gagner du temps et nous n’avons aucune garantie de succès. L’histoire prouve pourtant que rien n’est moins incertain que l’issue d’une guerre.
Malgré les différences notables entre les personnalités de David Cameron et Nicolas Sarkozy, et de cultures entre les institutions des deux pays, les mêmes décisions ont été prises en l’absence de débats réels. Le 21 février, jour des prétendus bombardements aériens de civils libyens, paraît dans Le Monde une tribune de diplomates qui rejettent sur Nicolas Sarkozy la responsabilité des « déboires » de la politique de la France en Tunisie et en Égypte. Lui et ses conseillers sont accusés d’« amateurisme » et d’« impulsivité ». Devant ses conseillers, le président français ne cesse de répéter que « Kadhafi est un cinglé ». Il est vrai que la personnalité caricaturale de Kadhafi, son lourd passif avec les Occidentaux, la haine que lui vouent les dirigeants arabes du Golfe et son isolement international font de lui une cible idéale. Pour Nicolas Sarkozy comme pour David Cameron, la Libye représente l’occasion idéale de redorer leur image en prenant résolument le parti des valeurs et des peuples et de faire oublier leur incapacité à prendre la mesure de ce qui se joue dans le monde arabe depuis quelques semaines.
La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a beau disposer d’une équipe à Benghazi avant même l’arrivée de Bernard-Henry Lévy, c’est ce dernier qui l’appelle directement pour lui proposer de le présenter aux représentants du CNT libyen. C’est enfin, dès le 22 février, le contact direct avec l’allié qatarien qui achève de convaincre Nicolas Sarkozy qu’il est temps d’y aller. Si la personnalisation du pouvoir et la marginalisation des administrations sous Sarkozy sont indissociables de ce processus de décision, on aurait tort de croire qu’une issue différente aurait été possible avec un autre président, tant était fort le consensus en faveur d’une intervention au sein des classes politiques et médiatiques dominantes. La culture de l’intervention militaire en lieu et place de la diplomatie a en effet pénétré les champs diplomatiques, politiques, médiatiques et académiques ces dernières années sur le modèle du mouvement néoconservateur américain. Un processus plus collégial, plus respectueux des logiques institutionnelles sur le modèle de celui qui s’est déroulé au Royaume-Uni aurait donc très certainement abouti à la même décision.
Quant à ceux qui continuent de croire que la situation libyenne actuelle est le fruit d’un « service après-vente » défectueux, ce rapport remet en question l’idée qu’on aurait pu faire mieux ou même différemment une fois la guerre déclenchée. Dans la conception clausewitzienne, la guerre est un acte de violence qui ne peut qu’entraîner une « montée aux extrêmes ». Les conséquences de celle de 2011 sont évidentes et étaient pourtant prévisibles : implosion de l’embryon d’État libyen, fragmentation et militarisation de la société. Et comment imaginer que l’envoi de quelques fonctionnaires onusiens et experts ès élections de plus ou de moins puisse régler ces questions fondamentales ?
N’en déplaise donc à sir Alan Duncan, les choses ne se passent plus comme au temps où l’Empire britannique était en mesure de façonner les constructions étatiques dans le Golfe, cette belle époque où tout n’était pas plus compliqué qu’on le souhaitait chez les Arabes.
Ce rapport permet d’obtenir, à partir des témoignages des principaux acteurs de l’époque, des détails précieux sur les processus de décision qui ont conduit à la guerre, les buts de cette guerre et la préparation de l’après-guerre. La totalité des responsables interrogés reconnaissent qu’ils ne disposaient en 2011 que d’une connaissance superficielle des acteurs libyens et des structures sociales et politiques réelles du pays. Plus grave encore, les analyses du ministère de la défense s’appuyaient exclusivement sur les informations diffusées par l’insurrection sur les réseaux sociaux, celles transmises par les opposants libyens de l’étranger et celles des grands médias qui reprenaient souvent la couverture des évènements des chaînes Al-Jazira et Al-Arabiya du Qatar et de l’Arabie saoudite. Tous reconnaissent le manque de renseignements fiables sur la situation et la méconnaissance de ce qui se passait réellement sur le terrain. Interrogés de façon récurrente par les députés sur leur perception du poids des militants islamistes dans l’insurrection, tous les responsables ont affirmé ne pas l’avoir estimé à sa juste valeur, de même que le soutien que leur apportait le Qatar. Malgré tout, le choix d’écarter les options diplomatiques au profit de l’option militaire a été fait très rapidement. Le chef d’état-major des armées affirme avoir été l’un des seuls à attirer l’attention sur l’absence de fiabilité des renseignements disponibles lors des premières réunions du Conseil national de sécurité.
Le « sauvetage » de Benghazi
Sur la question cruciale du sauvetage de Benghazi qui a été mise en avant pour justifier l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant la mise en œuvre de « tous les moyens nécessaires » pour protéger les populations civiles, les avis divergent entre les responsables étatiques et les universitaires auditionnés. Les premiers reprennent bien naturellement la rhétorique officielle de l’époque sur l’imminence d’un massacre de grande ampleur de populations civiles à Benghazi (plusieurs centaines de milliers de morts annoncés), voire d’un « génocide » et n’hésitent pas à rappeler les précédents de Srebrenica ou du Rwanda. Les universitaires George Joffé et Alison Pargeter se démarquent de cette hypothèse en rappelant qu’aucune des villes reprises par le régime aux insurgés (notamment Zawiya et Ajdabiya) n’avait subi de mesure de représailles contre la population civile. Ils mettent également en perspective le fameux discours de Mouammar Kadhafi du 22 février appelant à poursuivre les rebelles « maison par maison », avec ses discours postérieurs qui promettaient la clémence envers ceux qui déposeraient leurs armes. En outre, si Kadhafi a violemment réprimé ses opposants, il n’a jamais procédé à des massacres de populations civiles comme ont pu les perpétrer Saddam Hussein et Hafez Al-Assad. Enfin, la colonne en route vers Benghazi ne comprenait pas plus de 2 000 hommes, majoritairement de jeunes volontaires non aguerris soutenus par une dizaine de chars. Difficile dans ces conditions d’imaginer que cette colonne ait été en mesure de massacrer des dizaines de milliers d’hommes dans une ville de 800 000 habitants disposant déjà de milices bien armées et combattant sur leur terrain. C’est pourtant cette imminence du massacre annoncé à Benghazi qui demeure dans les esprits, justifiant le bien-fondé de l’intervention franco-britannique de 2011 en Libye.Les quatre bombes lancées par les avions français le 19 mars ayant mis en déroute les forces pro-Kadhafi en route pour Benghazi, le mandat initial aurait pu être considéré comme rempli. L’état-major britannique avait d’ailleurs planifié une pause dans les bombardements pour permettre à l’option politico-diplomatique de se déployer. Le chef d’état-major des armées britanniques fait référence à une perspective clausewitzienne où « la guerre n’est que la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens »1. Cette pause n’a cependant pas été acceptée par l’allié français qui, selon les responsables britanniques, avait déjà pour but de guerre la chute du régime. Le but de guerre britannique serait donc passé en quelques jours de la protection des populations au changement de régime. Ce but est atteint au terme de huit mois de guerre. Selon les termes du chef d’état-major de l’époque : « Cette intervention est un succès tactique qui se révèlera très vite un échec stratégique ».
Des plans irréalistes pour la transition
À la chute du régime et malgré une présence réelle sur le terrain en soutien de l’insurrection, les responsables britanniques n’ont toujours pas une vision claire de la situation en Libye. Les rapports de force au sein de l’insurrection ne sont pas connus et les analyses s’appuient exclusivement sur les contacts avec les responsables du Conseil national de transition (CNT), majoritairement d’anciens hommes d’affaires, juristes, universitaires et opposants de l’étranger non représentatifs des multiples factions de l’insurrection, en particulier des islamistes. La cellule de planification de la transition mise en place au printemps 2011 par les Britanniques, à laquelle participent des experts australiens, italiens, danois et américains travaille avec celle créée par le CNT. Les deux cellules n’ont cependant qu’un ancrage limité en Tripolitaine où les responsables locaux du courant islamiste de l’insurrection préparent déjà l’après-Kadhafi avec le soutien direct du Qatar. Rien ne se passe donc comme prévu à la chute de Tripoli.La chute du régime entraîne l’implosion des institutions libyennes et la fragmentation des composantes de l’insurrection et les précipite dans une lutte pour le contrôle du pouvoir et des ressources. De l’avis des responsables auditionnés, les jolis plans ébauchés pour la transition étaient des exercices purement théoriques qui se sont révélés totalement irréalistes en l’absence de toute ébauche de consensus politique et de structure institutionnelle. La pensée dominante au sein des services britanniques était basée sur la croyance qu’après la chute du dictateur, la transition démocratique se passerait bien. Interrogés sur ce qu’il aurait fallu faire de plus ou de mieux, les responsables britanniques avouent ne pas avoir de réponse. Certains d’entre eux attribuent l’échec de la stabilisation au soutien qatarien des islamistes libyens.
Quant à savoir si le déploiement d’une force internationale sur le terrain pour désarmer les milices aurait pu contribuer à une stabilisation du pays, aucun des responsables et universitaires auditionnés ne considère cette option comme réaliste. Pour avoir un minimum de chance de s’imposer, une telle force aurait dû compter au minimum 15 000 hommes (hypothèse basse). Il n’existait en outre aucun mandat onusien pour une force sur le terrain dont les Libyens ne voulaient pas et à laquelle aucun pays n’aurait accepté de contribuer. Une même méconnaissance des réalités a conduit quelques mois plus tard à placer tous les espoirs pour la Libye dans le processus électoral de juillet 2012. Là aussi, les choses ne se sont pas déroulées comme convenu et les élections, en l’absence d’institutions, n’ont fait qu’accentuer les lignes de clivage existantes, voire en créer de nouvelles. L’idée selon laquelle la démocratie ne se limite pas à un processus électoral réussi n’est décidément pas encore acceptée par les élites européennes.
Absence d’expertise ?
Tous les responsables auditionnés font également état de la méconnaissance des réalités sociales libyennes et de la situation sur le terrain avant et après le début de l’intervention comme justification du fait que rien ne s’est passé comme prévu. S’il est relativement facile aujourd’hui de déterminer les coordonnées des objectifs militaires et stratégiques d’un pays et d’accumuler les connaissances factuelles sur ses dirigeants, il est plus ardu d’appréhender la complexité des sociétés et des tensions qui les parcourent. Évoquer l’absence ou l’insuffisance d’expertise libyenne disponible pour justifier de mauvais choix permet donc de transférer les responsabilités politiques sur des insuffisances présumées des administrations en termes de personnel et d’organisation.Il est faux cependant de dire qu’il n’existait pas d’expertise sur la Libye. Des centres de recherche comme l’International Crisis Group — qui ne peut être accusé de sympathie à l’égard de Kadhafi — ont attiré l’attention tout au long de la crise sur les risques d’une intervention militaire dans une guerre civile et sur la nécessité de négocier. Aux États-Unis, les grandes agences de renseignement et le Pentagone étaient initialement contre l’idée d’une intervention militaire en Libye. C’est finalement l’avis de la secrétaire d’État Hillary Clinton qui l’a emporté. Le chef d’état-major des armées britanniques évoque dans ses auditions ses réticences initiales sur l’intervention. Il affirme les avoir exprimées lors de la première réunion du Conseil national de sécurité présidé par David Cameron. Son expertise, comme celle qui aurait pu être apportée par un spécialiste de la Libye lors de cette réunion, s’est heurtée à la volonté politique forte d’entrée en guerre dans un contexte de matraquage médiatique en faveur d’une intervention. Les experts qui faisaient valoir la complexité de la situation libyenne à l’époque étaient en outre souvent tournés en dérision par de nouveaux spécialistes es-révolutions quant au fait qu’ils n’avaient rien vu venir ou que la question des tribus relevait du vieil imaginaire colonial.
Selon ces nouveaux experts, la jeune génération Internet adepte des réseaux sociaux rompait avec cette vision d’une Libye révolue en affichant son désir d’une démocratie « moderne », « à l’occidentale ». Un séjour de quelques jours parmi les jeunes blogueurs de Benghazi se révélait ainsi nettement plus valorisant que des années de recherches obscures. Les responsables britanniques ou leurs services ont fait le choix d’informations et d’analyses qui allaient dans le sens de décisions déjà prises, au détriment des expertises qui pouvaient les remettre en question. En ce sens, l’apparence de collégialité des prises de décision au sein du Conseil national de défense — instauré au Royaume-Uni après la guerre d’Irak de 2003 pour éviter que ne se reproduise le mode de décision opaque adopté alors par Tony Blair — n’a pas permis l’émergence d’un réel débat contradictoire sur les risques et les buts réels de cette intervention.
Le silence de la France
Tout imparfait qu’il soit, ce rapport n’en constitue pas moins un exercice notable d’analyse critique sur les conditions d’entrée en guerre et d’intervention du Royaume-Uni en Libye en 2011. À ce jour, aucun travail similaire n’a été réalisé par les parlementaires français sur l’intervention française, alors même que la France a été beaucoup plus active que le Royaume-Uni. Aucun retour critique n’a été fait non plus par les grands médias français qui, en reprenant sans recoupement les propagandes des insurgés et des médias du Golfe (qataris et saoudiens) ont contribué à la fabrication du consensus pro-intervention dans l’opinion publique.Ce rapport vient donc confirmer les constantes des interventions militaires et de la guerre d’une manière générale. Celles-ci sont avant tout le règne de l’incertitude couramment dénommée « brouillard de la guerre ». Et pourtant, comme dans l’affaire irakienne quelques années plus tôt, les voies de la diplomatie n’ont jamais été explorées, voire volontairement écartées, justement pour cause d’incertitude sur leur issue. Le ministre des affaires étrangères Lord Hague reconnaît d’ailleurs que Seif Al-Islam Khadafi l’a appelé au début des évènements en se proposant d’inciter son père à quitter le pouvoir et de travailler à une solution négociée ; et qu’il a rejeté cette proposition en expliquant que Saif pouvait ne pas être meilleur que son père. Saif a de même appelé la secrétaire d’État Hillary Clinton, laquelle a simplement refusé de lui parler. Côté français, des tentatives de négociation ont également été tentées avec l’envoi en France de Bachir Saleh — que Nicolas Sarkozy a refusé de rencontrer. Les justifications à ces refus de négocier sont toutes les mêmes : il ne s’agissait que de manœuvres de diversion pour gagner du temps et nous n’avons aucune garantie de succès. L’histoire prouve pourtant que rien n’est moins incertain que l’issue d’une guerre.
Malgré les différences notables entre les personnalités de David Cameron et Nicolas Sarkozy, et de cultures entre les institutions des deux pays, les mêmes décisions ont été prises en l’absence de débats réels. Le 21 février, jour des prétendus bombardements aériens de civils libyens, paraît dans Le Monde une tribune de diplomates qui rejettent sur Nicolas Sarkozy la responsabilité des « déboires » de la politique de la France en Tunisie et en Égypte. Lui et ses conseillers sont accusés d’« amateurisme » et d’« impulsivité ». Devant ses conseillers, le président français ne cesse de répéter que « Kadhafi est un cinglé ». Il est vrai que la personnalité caricaturale de Kadhafi, son lourd passif avec les Occidentaux, la haine que lui vouent les dirigeants arabes du Golfe et son isolement international font de lui une cible idéale. Pour Nicolas Sarkozy comme pour David Cameron, la Libye représente l’occasion idéale de redorer leur image en prenant résolument le parti des valeurs et des peuples et de faire oublier leur incapacité à prendre la mesure de ce qui se joue dans le monde arabe depuis quelques semaines.
Quand BHL devient le chantre de l’intervention
C’est aussi une façon de détourner l’attention de ce qui se passe au Bahreïn où le grand allié saoudien réprime violemment une insurrection populaire sans que la communauté internationale s’en émeuve outre mesure. Après concertation avec son chef d’état-major particulier et le chef d’état-major des armées, Nicolas Sarkozy ordonne ce même jour de déployer des moyens de renseignement sur zone. La logique de guerre est enclenchée et ce ne sont pas dans les conseils de défense, où nul d’ailleurs ne s’avise de le contredire, que les vraies décisions sont prises. Les analyses de l’état-major affirment que l’affaire est jouable. Leur chef est acquis au président et un petit groupe d’officiers y voit l’occasion de se positionner dans des rapports de pouvoir internes.La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a beau disposer d’une équipe à Benghazi avant même l’arrivée de Bernard-Henry Lévy, c’est ce dernier qui l’appelle directement pour lui proposer de le présenter aux représentants du CNT libyen. C’est enfin, dès le 22 février, le contact direct avec l’allié qatarien qui achève de convaincre Nicolas Sarkozy qu’il est temps d’y aller. Si la personnalisation du pouvoir et la marginalisation des administrations sous Sarkozy sont indissociables de ce processus de décision, on aurait tort de croire qu’une issue différente aurait été possible avec un autre président, tant était fort le consensus en faveur d’une intervention au sein des classes politiques et médiatiques dominantes. La culture de l’intervention militaire en lieu et place de la diplomatie a en effet pénétré les champs diplomatiques, politiques, médiatiques et académiques ces dernières années sur le modèle du mouvement néoconservateur américain. Un processus plus collégial, plus respectueux des logiques institutionnelles sur le modèle de celui qui s’est déroulé au Royaume-Uni aurait donc très certainement abouti à la même décision.
« Service après-vente » défectueux ?
Et si finalement cette affaire ne faisait que mettre en évidence des phénomènes universels de complaisance et de courtisanerie envers l’autorité ? Et l’on pourrait même se hasarder à la comparaison avec ce qui se passait à 2 000 kilomètres de là dans le camp adverse. Dans la tente du guide libyen, les mêmes facteurs humains étaient en effet à l’œuvre : peur de déplaire au chef, d’aller à l’encontre d’une décision déjà prise, d’émettre un avis différent des autres membres du groupe, conditionnement social…Quant à ceux qui continuent de croire que la situation libyenne actuelle est le fruit d’un « service après-vente » défectueux, ce rapport remet en question l’idée qu’on aurait pu faire mieux ou même différemment une fois la guerre déclenchée. Dans la conception clausewitzienne, la guerre est un acte de violence qui ne peut qu’entraîner une « montée aux extrêmes ». Les conséquences de celle de 2011 sont évidentes et étaient pourtant prévisibles : implosion de l’embryon d’État libyen, fragmentation et militarisation de la société. Et comment imaginer que l’envoi de quelques fonctionnaires onusiens et experts ès élections de plus ou de moins puisse régler ces questions fondamentales ?
N’en déplaise donc à sir Alan Duncan, les choses ne se passent plus comme au temps où l’Empire britannique était en mesure de façonner les constructions étatiques dans le Golfe, cette belle époque où tout n’était pas plus compliqué qu’on le souhaitait chez les Arabes.
1NDLR. Carl von Clausewitz est l’auteur d’un célèbre traité de stratégie militaire intitulé De la guerre.