Il y a un peu plus d’un an, le ministère de la Défense commençait à préparer les esprits à une nouvelle intervention militaire en Libye, avec comme point d’orgue les appels en ce sens de quelques chefs d’État africains au sommet de Dakar sur la sécurité (cf.
Billets n°242, janvier 2015). Mais
« les Affaires étrangères étaient, jusqu’à présent, parvenues à freiner les ardeurs guerrières de l’Hôtel de Brienne », selon le journaliste Jean-Dominique Merchet (
L’Opinion, 17/12). Et de fait, les postures martiales avaient été provisoirement remisées pour laisser la place à l’action diplomatique. Pendant neuf mois, un émissaire de l’ONU, Bernardino León, a mené une médiation entre les différents protagonistes des deux parlements rivaux qui se disputent la légitimité populaire, celui de Tobrouk (reconnu par la « communauté internationale ») et celui de Tripoli. Mais l’impartialité de sa démarche a été entachée par la révélation d’un conflit d’intérêt, compte-tenu de ses liens mercantiles avec les Émirats arabes unis, qui, comme l’Egypte, soutiennent militairement le général Khalifa Haftar, bras armé du parlement de Tobrouk [
1]. Certains reprochent également au diplomate onusien sa méthode, privilégiant les relations bilatérales au détriment d’un dialogue direct entre les protagonistes libyens. En octobre dernier, faute de consensus autour de son dernier projet d’accord sur un gouvernement d’union, León tentera de passer outre l’opposition des deux parlements avant de céder la place à un nouveau représentant de l’ONU, l’Allemand Martin Kobler.
Un accord au forceps
Si les médiations inter-libyennes sont officiellement conduites sous l’égide de l’ONU depuis janvier 2015, il faut également compter avec l’ingérence de nombreux autres acteurs étrangers : chancelleries occidentales, pays voisins d’Afrique du Nord, monarchies pétrolières de la Péninsule arabique… mais aussi avec les dynamiques internes : ainsi le 6 décembre, était annoncée à Tunis la signature d’un autre accord, négocié secrètement par des délégations issues des deux camps,
« sans ingérence étrangère et sans conditions préalables » selon les termes de ces dernières. Il a été immédiatement dénoncé dans un communiqué commun par les ambassadeurs pour la Libye de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Allemagne, des Etats-Unis, ainsi que par la délégation de l’Union européenne comme une « tentative de dernière minute de faire dérailler le processus des Nations unies » (
LeMonde.fr, 9/12). Martin Kobler a donc repris les négociations où son prédécesseur les avait laissées, aboutissant le 17 décembre à la signature d’un accord dit de Skhirat, au Maroc. Le 23, une résolution de l’ONU (
n°2259) validait l’accord et appelait toutes les parties libyennes à s’associer au processus et à reconnaître comme seul légitime le
« Gouvernement d’entente nationale » qui doit être formé dans un délai de 30 jours, les États occidentaux agitant la menace de sanctions éventuelles contre les personnalités qui s’y opposeraient.
Trois gouvernements pour le prix de deux
S’il faut espérer que cette démarche aboutisse à terme à une réunification politique du pays et mette fin à la guerre civile, rien n’est moins sûr. Comme l’ont noté des chercheuses auditionnées par les parlementaires français,
« il ne faut pas s’illusionner sur la représentativité, la légitimité et le poids politiques des négociateurs de l’accord » [
2]. Ainsi le
« gouvernement d’union » est venu s’ajouter, et non se substituer, aux deux autres déjà existants, et certains observateurs pointent le risque de voir apparaître une nouvelle ligne de fracture entre partisans et opposants de l’accord de Skhirat, qui, loin de les résoudre, se superposerait aux clivages actuels (idéologiques, géographiques, communautaires, militaires ou religieux), dans un paysage politique marqué par une extrême fragmentation, avec de multiples groupes d’intérêt eux-mêmes adossés à des milices. Par ailleurs, les perspectives d’un large ralliement à l’accord de Skhirat sont d’autant plus fragiles que ce dernier heurte le nationalisme libyen, largement partagé en dépit des multiples divisions que connaît le pays, le futur gouvernement d’union apparaissant déjà, non sans raison, instrumentalisé et sous influence des puissances occidentales.
Légitimer « l’aide » occidentale
Les Américains et les Européens n’ont en effet pas caché que leur regain d’intérêt pour la Libye tient uniquement à la présence de l’État islamique d’une part, qui menace (sans en avoir les moyens pour le moment) de s’étendre dans le reste du pays depuis la région de Syrte qu’il contrôle, et d’autre part à l’inquiétude que suscite l’absence de contrôle sur l’immigration clandestine à destination de l’Europe depuis la chute du dictateur.
« Dès que ce gouvernement sera opérationnel, soulignent des diplomates, il pourra demander de l’aide pour combattre les jihadistes de l’EI, qui ont pris pied en Libye, et pour juguler l’émigration vers l’Europe à partir de ce pays. » (
AFP, 23/12). Comme l’a indiqué la députée Nicole Ameline (
Rfi, 4/12), coauteure d’un rapport d’information parlementaire sur la Libye [
3], il s’agit d’
« un accord qui donnera lieu à une feuille de route qui est déjà programmée ». Une nouvelle coalition Selon
l’Opinion (17/12),
« le ministère de la Défense et l’État-major des armées poussent à la roue pour une nouvelle intervention militaire avec les alliés occidentaux et arabes. » Après les attentats de novembre, Hollande, Valls et Le Drian ont en effet multiplié les déclarations indiquant qu’après l’Irak et la Syrie, c’était la Libye qui était dans la ligne de mire. Si l’on en croit une enquête du
Figaro (23/12) corroborée par Le
Canard Enchaîné du même jour,
« Paris prépare les plans d’une intervention et tente de mettre sur pied une coalition internationale ». Il s’agirait d’une force de 6000 hommes, destinée à appuyer les forces libyennes, à aider à leur restructuration mais aussi à sécuriser les institutions du futur gouvernement d’union. L’Italie, dont la compagnie pétrolière ENI tire 17 % de sa production d’hydrocarbure de Libye (Total continue également de produire, mais à moindre échelle) et qui s’est fortement impliquée pour la signature de l’accord final, s’est déclarée prête à
« un rôle guide pour la stabilisation de la Libye ». Quant à la Grande- Bretagne, elle contribuerait pour 1000 hommes, plus des commandos des forces spéciales
« pour cibler les positions de Daech dans le pays ».
Réticences libyennes
Officiellement, il ne s’agira que de répondre à l’appel du futur gouvernement d’union et de n’intervenir qu’en soutien des forces libyennes plus ou moins réunifiées. Mais même dans ce cas de figure, l’ingérence militaire étrangère sera mal vécue.
« Même les Libyens les moins mal disposés à l’égard des Occidentaux sont persuadés que le but ultime de tout cela est de bombarder encore leur pays », relevait P. Haimzadeh (
Le Point Afrique, 7/12). Ainsi par exemple le député Abderrahman Swehli, proposé par l’ONU pour diriger le Conseil d’État en cas d’application de l’accord du 17 décembre, qualifiait de
« stupides » les partisans d’une intervention étrangère :
« je pense qu’il y a un certain nombre de personnes qui sont à la limite : en cas d’incursion, ils rejoindraient l’EI contre les Occidentaux. Il faut que ce soit les Libyens qui les combattent pour les contenir » (
Le Figaro, 23/12). L’efficacité de la « feuille de route » occidentale, pour peu qu’elle se mette en place, paraît donc incertaine. Et rien ne dit pour l’heure que le gouvernement d’union va réussir à s’imposer en Libye. Or même dans cette hypothèse, il semble bien que l’intervention étrangère resterait d’actualité.
La guerre a commencé
Le Drian a exclu officiellement une nouvelle opération en Libye (
RTL, 14/12), estimant que les Libyens avaient
« les moyens militaires entre eux pour enrayer la progression de Daech ». Mais, selon
Le Figaro (23/12),
« faute d’un accord politique (…) entre Libyens, la France "poursuivrait son travail" pour mettre sur pied une coalition militaire. L’Italie serait partante, la Grande-Bretagne également, et l’opération bénéficierait du soutien américain. » L’intervention
« est jugée indispensable à l’horizon de six mois, voire avant le printemps, entend-on à la Défense ». Un calendrier apparemment dicté par des considérations très pragmatiques :
« une fenêtre existe, l’an prochain, pour utiliser le Charles-de-Gaulle. L’unique porte-avions français sera ensuite indisponible, fin 2016, pendant dix-huit mois afin de subir une grande révision. » En réalité, les opérations militaires ont déjà commencé : les États-Unis, qui ont ouvert une base militaire dans le sud de l’Espagne placée sous le commandement des forces américaines en Afrique (Africom), ont déjà bombardé l’État Islamique en Libye le 14 novembre dernier, affirmant avoir tué l’un de ses chefs, l’Irakien Abu Nabil. La France a quant à elle procédé à des vols de reconnaissance les 20 et 21 novembre. Selon
l’Opinion (17/12) « une intervention militaire prendrait la forme de frappes aériennes contre les positions de Daech (…). Des opérations spéciales, avec des raids de commandos, peuvent également avoir lieu, en particulier dans le sud libyen, à partir de la base française de Madama dans le nord du Niger ». Des opérations secrètes ou clandestines ont certainement déjà lieu dans cette zone où
« selon les Touaregs libyens, la France joue un "rôle trouble" » : les militaires français y sont en effet accusés d’instrumentaliser les milices touboues, leur confiant
« le rôle de garde-frontières ». (
LeMonde.fr, 16/09). De nouvelles frappes aériennes seraient même imminentes, si on en croit les déclarations à la presse italienne de l’ambassadeur libyen auprès des Nations unies, selon lequel
« quatre pays, dont la France, se prépareraient à mener des frappes aériennes sur les sanctuaires de l’Etat islamique (EI) en Libye, en lien avec des milices prooccidentales chargées de reconquérir au sol les territoires contrôlés par les djihadistes » (
TV5, 29/12).
Mises en garde sans suite
Dans leur rapport sur la Libye, les parlementaires français mettaient en garde : « il doit être clairement signifié à ceux qui la réclament qu’aucune intervention militaire étrangère n’est pour l’heure à même de stabiliser durablement la Libye ». Elle « se heurterait au refus catégorique des Libyens et serait donc vouée à l’échec ». Elle « aurait aujourd’hui de graves effets déstabilisateurs »en poussant « à la radicalisation certains éléments d’Aube de la Libye, ce qui ruinerait instantanément le fruit des négociations qui se poursuivent péniblement sous l’égide des Nations unies, et favoriserait des alliances de court terme avec des groupes djihadistes. » Il serait peut-être temps de le répéter un peu plus fort...