Conflit dans le Fezzan - Région Sud-Ouest de la Libye - Entre les communautés sahariennes Touarègues et Toubous
Le 11/01/2016
Ces deux communautés sont voisines
..., sans doute depuis l’Antiquité, et partagent des liens de sang dus à de nombreux intermariages. A l’occasion, elles ont scellé des alliances politiques comme, par exemple, au moment de la lutte contre la colonisation . L’histoire orale fait état de quelques différents qui ont parfois pris corps entre Toubous et Touaregs, mais ces différents ont été réglés, le plus souvent, à l’amiable. A la fin du XIX° siècle, un pacte de non agression et de soutien tacite entre les Toubous et Touaregs a été scellé, pacte qui mit fin à des rivalités anciennes et contribua à pacifier une zone allant du Niger actuel en passant par le Tchad et la Libye. Depuis cette date, ces deux communautés cohabitent dans les zones désertiques de cette partie du Sahara.
La révolution libyenne
Le conflit qui se déroule actuellement dans le Fezzan (principalement à Sebha et à Oubary) entre Touaregs et Toubous a éclaté bien après la révolution du 17 février 2011 mais n’est pas sans lien avec elle. Soutenue par l’OTAN et la diaspora libyenne, cette révolution entraîna la chute de Mouammar Kadhafi qui, d’une main de fer, après plus de 43 ans de présence au pouvoir, avait tenté de coaliser les différentes tribus libyennes. Sa chute et l’absence totale d’accompagnement international pour permettre la transition d’un système dictatorial à une forme plus humaine de gouvernance plongea la Libye dans le chaos en laissant le champ libre aux milices de tout poil. Sans état, sans armée, sans objectif, sans vision de son avenir, les tiraillements entre les communautés présentes en Lybie se transforment invariablement en conflits ouverts.
Le conflit entre Touaregs et Toubous a débuté en septembre 2014, lorsque les Toubous commencèrent à convoiter le pétrole d'Al Sharara, situé en zone touarègue à Oubary, dans la région de Sebha. Au jour d’aujourd’hui, et en plusieurs vagues d’affrontements, le conflit entre ces frères sahariens a fait plus de 400 morts, des centaines de blessés et des milliers de déplacés appartenant aux deux communautés. Les chemins de l’exil les ont menés vers Ghât, ville libyenne frontalière de l'Algérie, vers le Niger ou le Tchad, vers la Tunisie voisine, le Soudan ou encore l’Egypte. Ces migrations pour des raisons sécuritaires viennent s'ajouter au million de libyens déplacés depuis l'éclatement des conflits post-révolution entre les milices de Tripoli et de Tobrouk, conflit largement orchestré et entretenu par les deux gouvernements libyens actuels (celui de Tripoli et celui de Tobrouk) et leurs parlements.
Un pouvoir à deux têtes
Le gouvernement reconnu par la Communauté internationale s’appuie pour exister sur la légitimité des quelques députés libyens locaux. Le problème est que sa légitimité et son pouvoir sont très relatifs. Ce gouvernement est, en fait, le résultat des premières élections libres qui se sont déroulées le 25 juin 2014 dans le pays. Fidèle à son idéal démocratique, la communauté internationale, pour une grande part, reconnaît ce gouvernement qu’elle juge légitime. Il est, comme la majorité de la population, en exil à l’intérieur du pays qu’il représente ; il se cantonne pour l’heure à Tobrouk, ville frontalière de l'Egypte, sous bonne garde de son voisin, le général Al Sissi. Comme seule force véritablement opérationnelle, ce gouvernement dispose de quelques milices « pro-Benghazi » Senoussistes commandées par un ancien colonel de l'armée libyenne : Khalifa Haftar. Longtemps réfugié politique en Amérique, il fut condamné par Kadhafi à l’exil après sa débâcle dans la guerre qui opposa la Libye et le Tchad au sujet la bande d'Aozou entre 1978 et 1987. A cette période, Khalifa Haftar a tissé des liens avec les Tchadiens, donc avec les Toubous, lorsqu’ils l’ont capturé lors du conflit dans la bande d’Aozou. Ce sont eux qui sont à l’origine de son exfiltration de la Libye et de son transfert vers l'Amérique. Il finit par avoir les faveurs de l’administration jusqu’à devenir un agent de la CIA. Son appartenance à la CIA et son parachutage par les Américains fait du général Haftar un personnage très impopulaire pour une majorité de Libyens qui voient dans sa personne une forme d’ingérence américaine dans le conflit libyen. Le sentiment antiaméricain est tenace en Libye comme en témoigne l’exécution de Christopher Stevens, à Benghazi en septembre 2012. Haftar est actuellement le chef d'état major d'une armée fantôme, laminée par Kadhafi avant sa chute et écartelés par les conflits fratricides entre les tribus et les milices.
Dans la Libye post-révolution, entre 2011 et 2013, les Touaregs ont payé au prix fort leur loyauté à Kadhafi lorsque les révolutionnaires libyens ont libéré le pays. Contraints et forcés d’abandonner l’armée de Kadhafi, ils se sont finalement ralliés, au gouvernement de Tripoli et aux vainqueurs de la révolution : les Misratis. Les Misratis, habitants de Misrata, détiennent les ports de cette zone. Riches et puissants, ce sont eux qui contrôlent aujourd’hui effectivement Tripoli et une partie de la Libye. Ce second gouvernement n'est pas reconnu par la communauté internationale, à l’exception de quelques entrées dans la France de François Hollande. Outre les Misratis, Tripoli est aujourd’hui contrôlée par des milices liées aux frères musulmans et autres islamistes devenus fréquentables grâce à leur alliance avec l'Otan pour renverser Kadhafi. C’est le cas de Belhadj, ex-membre d'Alqaïda, détenu à Guantanamo pendant un temps, qui est devenu préfet régional de Tripoli et chef d'une des plus puissantes milices du pays.
Un ennemi commun mais des rivalités persistantes
A la faveur de ce contexte complexe, où les tiraillements sont nombreux, DAECH fait courir un autre péril à la Lybie. Comme en Syrie, surfant sur le mécontentement des populations, le manque de sécurité et de stabilité, ils se sont fortement implantés à Derna et à Syrte. Bien qu’opposés politiquement, les deux gouvernements en présence en Libye, celui de Tobrouk comme celui de Tripoli, combattent chacun de leur côté Daech. Les affrontements entre cette organisation terroriste islamiste et les deux gouvernements libyens ont déjà fait des milliers de morts. Dans cette lutte, les deux gouvernements libyens ne disposant pas d’hommes suffisamment entraînés et rompus aux guérillas urbaines payent un très lourd tribut. Les combats sont quasi quotidiens à Benghazi et Syrte où l’hydre terroriste tente d'avancer vers Tripoli et vers le Sud.
Le paradoxe de cette situation est que les Touaregs et les Toubous combattent ensemble aux côtés des deux armées libyennes pour tenter de contenir la menace terroriste, mais une fois revenus chez eux au Sud (dans les villes de Sebha, Murzuk et Oubary), les rivalités tribales refont surface. Les conflits entre Toubous et Touaregs reprennent alors sur fond d’insatiable appétit de pétrole et de pouvoir. Les Touaregs, s’estimant chez eux à Sebha et Oubary, considèrent qu’ils sont en légitime défense lorsqu’ils sont attaqués par des Toubous. Depuis des semaines, ils tentent de contenir les assauts meurtriers et répétés des Toubous sur leurs familles, leurs quartiers et leurs villes.
Dans une perspective politique plus large, le contrôle des villes du Fezzan peut être lu comme une tentative des Toubous de se positionner dans la « nouvelle Libye » qui émerge peu à peu. Ils tentent d'imposer leur hégémonie, à leurs voisins séculaires, oubliant tous les pactes scellés jadis.
Il ne fait aucun doute que ce conflit raisonnera dans tout le Sahara dans les semaines à venir si aucune solution n’est trouvée. Agresser un Touareg ou un Toubou, même en Libye, ne sera pas sans conséquence pour les ressortissants de ces communautés dans les états qu’elles habitent. Le conflit risque donc de s’étendre dans tous les pays où Touaregs et Toubous cohabitent : Niger et Tchad, notamment. Or il se trouve précisément que ces deux pays sont actuellement les clés de voute de la stabilité dans la zone et la base arrière de nombreux états qui cherchent à se positionner sur le marché international des matières premières.
Pour l’heure, les Toubous se sont unis aux anciennes tribus amies de Kadhafi et à des mercenaires soudanais et tchadiens pour attaquer les Touaregs à Oubary et Sebha. Ils recrutent tous azimuts y compris parmi les migrants qui tentent de traverser le Sahara libyen pour gagner l’Europe en leur promettant d’assurer leur transfert vers la terre promise. Depuis le début du mois de juillet 2015, où un dixième cessez-le-feu a été rompu, des milliers familles du Fezzan ont pris les routes de l'exil, fuyant l’intensité des combats, qui ont fait dans la seule journée du 20 juillet plus de 150 morts. Approvisionnés en armes lourdes,par Haftar et les Emirats Arabes Unis les Toubous ont rasé le quartier d'Atyori, dans la ville de Sebha, ainsi que les environs de l'aéroport et des zones résidentielles. On estime à environ 50 000 personnes, le nombre de ceux qui fuient à l’intérieur de Sebha même et tentent de se réfugier dans des écoles, sur des terrains de foot ou dans des parcs. Vulnérables, ces populations civiles à majorité touarègue sont à la merci des criminels et des règlements de comptes incessants. Les femmes et les enfants sont les plus vulnérables et manquent cruellement d'aide, de nourriture, d’abris, de soins médicaux et de soutien psychologique. Les viols et les enlèvements se sont multipliés depuis 2011. La situation humanitaire est
catastrophique et les hôpitaux manquent de médicaments et du sang.
Conclusion
Le conflit entre Touaregs et Toubous, instrumentalisé par les deux gouvernements libyens de Tobrouk et de Tripoli, observé de prêt par les multinationales anglo-saxonne ou chinoise pour faire main basse sur les installations pétrolières d'El Sharara, serait presque banal s’il ne se déroulait pas dans une région particulièrement instable. Les enjeux régionaux sont sensibles et la situation précaire est volatile et nul ne sait où l’onde de choc de ce conflit s’arrêtera.
Ces deux tribus sont parmi les groupes armés les plus puissants d'Afrique de l’Ouest, rompues aux combats dans des contextes sahariens extrêmes. Elles sont sans doute les seules à être potentiellement efficaces dans la lutte anti terroriste en Libye comme au Sahara.
Le conflit qui les oppose pourrait embraser l’espace qu’elles pourraient précisément libérer du terrorisme. Les états de la zone saharo-sahélienne sont actuellement fragilisés par les luttes contre Alqaïda au Maghreb islamique et au Sahara, Al Mourabitoune de Belmokhtar, le Mujao et Boko haram. Un conflit supplémentaire entre deux communautés fortement implantées sur leur territoire risquerait de plonger tout le Sahel dans le chaos.
Si une médiation crédible émanant de ces pays ou des Nations Unies ne se met pas en place, il y a fort à parier que le conflit, qui a commencé à toucher les zones nigériennes, tchadiennes et algériennes, ne transforme le Sahara en un immense brasier, brasier qui ne fera que le bonheur des groupes terroristes islamistes.
La situation est dramatique pour plus de 50 000 civils déplacés entre Sebha et Ghât, sans parler de ceux qui viennent s’échouer dans la précarité à Agadez ou à Djanet sans aide ni assistance.