29.09.2016
Le tardigrade est un minuscule invertébré capable de survivre à des conditions extrêmes. Des chercheurs japonais ont récemment isolé la protéine qui le rendrait résistant à une irradiation. Certains évoquent déjà la possibilité d'une "transmission génétique" de ce super-pouvoir à l'homme. Réaliste ?
Températures extrêmes (-272°C à +100°C), pression colossale (7,5 GPa), déshydratation, vide spatial, solvant organique, radiations à hautes doses... Il résiste à tout, de par sa double capacité à se protéger, et à réparer son ADN lorsqu'il est endommagé ! Finalement, seul un coup de talon pourrait avoir raison de lui. Il faut dire que le tardigrade, minuscule invertébré griffu de 0,5 à 1,5 millimètre, qui vit dans les mousses, a traversé les âges : "Il est là depuis très longtemps, dans des milieux qui varient beaucoup, et il a trouvé des astuces pour s’adapter. Il est passé par des époques où il n’y avait pratiquement pas d’oxygène atmosphérique. Les bestioles qui passent ces phases-là sont particulières", explique le biologiste et chercheur Gilles Bœuf, enseignant à l'Université Pierre-et-Marie-Curie (Paris VI) et ancien directeur du Muséum national d'Histoire naturelle.
" Au Muséum, on aime bien les petits machins bizarres que personne ne connaît. Leurs capacités de résistance, on les connaît chez les bactéries. Mais chez des métazoaires élaborés qui sont proches des artropodes, comme les tardigrades, c’est fantastique ! C’est des records, je n’en connais pas d’autres." Gilles Boeuf
Récemment, des chercheurs japonais de l'université de Tokyo, sous la houlette de Takekazu Kunieda, sont parvenus à séquencer complètement l'ADN du tardigrade (une première, puisqu'on ne disposait jusque-là que de fragments de son génome). Cela leur a permis de mettre en lumière les gènes spécifiques du tardigrade (s’il y a des gènes communs, toutes les espèces n’ont pas les mêmes), et notamment le gène codant pour la protéine qui permet à la petite bête de résister au rayonnement : la protéine Dsup, pour "Damage Suppressor", car elle s'apparente à un véritable bouclier. Juste après la publication de leurs travaux dans la revue Nature Communications (le 20 septembre), la presse s'est emparée du sujet pour parfois en exagérer les aboutissants. "Le tardigrade, champion de la survie, possède une protéine capable de réparer l'ADN humain !", clame Science et vie, "Le tardigrade, un animal quasi indestructible, pourrait nous transmettre ses super pouvoirs", titre le Huffington Post, "Le tardigrade, cet-animal-quasi-indestructible, est-il la clé de l'immortalité ?", questionne sobrement L'Express, "Pourra-t-on bénéficier des super-pouvoirs des tardigrades ?", demande Futura Sciences, etc. Autant de titres symptomatiques de la fascination médiatique pour ce petit animal aux huit pattes griffues et à l'étonnant physique de sac d'aspirateur.
Commençons par nous pencher un peu plus sur cette étude japonaise... Pour commencer, la protéine mise en lumière ne permet pas de réparer l'ADN, elle fait simplement office de bouclier. Et encore, d'un bouclier imparfait... Les chercheurs ont introduit le gène Dsup dans des cellules humaines mises en culture en laboratoire, avant d'irradier ces dernières. Il se sont rendus compte que l'ADN humain, doté de ce nouveau gène, était moins endommagé par les rayons X lorsqu'il y était soumis : 40% des cellules restaient intactes.
La protéine Dsup permet donc d’expliquer la résistance aux radiations. Mais pour ce qui est des autres mécanismes de survie présentés par cet animal… difficile, encore, de les comprendre, comme le souligne Denis Dupuy. Chercheur à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), et généticien, il rappelle que le séquençage du génome est une jeune technologie, qui a seulement une quinzaine d'années, et que la discipline est extrêmement complexe : "Dans un génome, il y a 20 000 gènes environ, qui interagissent entre eux. Quand on analyse un génome, on n’a pas toutes les fonctions, ce n’est pas comme une recette de cuisine. On ne peut pas comprendre exactement ce que fait chaque gène, et dans quelles conditions."
"C’est toujours la difficulté quand on fait de la biologie, c’est qu’on identifie une fonction selon ce qu’on regarde. Là ils ont trouvé que ce gène permettait à l’ADN d’être plus résistant aux radiations. C’est peut-être un effet secondaire de sa fonction primordiale dans la cellule." Denis Dupuy
L’humain pourrait il s’approprier cette protéine ?
Pourrait-on s’approprier la protéine Damage suppressor du tardigrade par transgenèse (implantation d'un gène dans un organisme vivant), et qu'aurait-on à y gagner ? Les modifications sur le génome humain étant de toute façon interdites, nous sommes dans le domaine de la théorie, les expériences sont circonscrites au cadre de la recherche fondamentale.
"Il faut être un fou pour faire ça. Vous allez coller ça à un bébé, qui est le vôtre, dans n’importe quelle condition ? Ça ne peut se faire que dans un régime totalitaire, ça ! C’est l’histoire des transhumanistes, c’est ce qu’ils proposent. Il y avait une fille, dans un article récemment, qui disait qu’elle allait vivre deux cent ans… c’est du délire complet. Pour l’instant, ça reste de la recherche fondamentale intéressante qui va encore ajouter aux possibilités de modifications génétiques." Gilles Boeuf
"C’est possible d’imaginer tout et n’importe quoi, mais en pratique, ce n’est pas réalisable et ça n’a pas non plus vraiment d’intérêt", s'amuse Denis Dupuy. Pas d'intérêt, puisque la protéine n'empêche pas que 60% de l'ADN soient détériorés, tout d'abord, mais aussi pour la raison bassement pragmatique que... les protections contre la radioactivité existent déjà.
"Quel est l’intérêt d’obtenir la résistance complète aux irradiations ? Ce serait de pouvoir marcher dans un réacteur nucléaire sans protection. Certes… C’est quand même mieux d’avoir des protections ! C’est mieux de ne pas s’exposer à des rayonnements, plutôt que de chercher à protéger notre ADN d’une façon un peu fictive." Denis Dupuy
En pratique, il serait possible de modifier le génome d'un embryon si on faisait fi de tous les risques que cela comporte, et de toutes les questions éthiques (et pas des moindres !) que cela soulève : "C’est pas mal discuté en ce moment depuis la découverte de la technique Crispr : il y a quelques années, des chercheurs qui travaillaient sur des bactéries ont découvert une protéine maintenant utilisée en biotechnologie pour faire des modifications génétiques beaucoup plus facilement que ce qui était fait jusqu’à présent. Cela ouvre la possibilité théorique de modifier des organismes de façon beaucoup plus simple. On réfléchit déjà à corriger des embryons porteurs d’une maladie génétique", explique Denis Dupuy.
Et ce, même si morphologiquement, l'homme n'a à peu près rien à voir avec le tardigrade. Car comme le rappelle Gilles Bœuf, l'homme peut avoir une grande part de génome commun avec des organismes qui ne lui ressemblent guère. Comme avec le plancton, dont il partage 30% du génome. Denis Dupuy, lui, est un peu plus sceptique, estimant que la morphologie doit être prise en compte dans l'équation transgénique : "C’est plus facile de dessécher un animal qui fait quelques millimètres de long, que de dessécher un lapin par exemple."
"Les questions éthiques sont comme toujours un peu en avance sur nos capacités techniques. Le clonage humain est interdit, mais on ne sait pas le faire. La transgenèse est interdite, mais c’est pareil, on ne sait pas le faire." Denis Dupuy
Attribuer le gène Dsup à d'autres animaux ?
Si des transferts de gènes sur des cellules humaines en culture ont été effectués, il est impossible, heureusement, d'expérimenter des transgenèses sur l'être humain. En revanche, des expériences sont menées sur les animaux : "On arrive à le faire assez bien maintenant avec des souris, des poissons, des nématodes… pour essayer de comprendre comment les gènes marchent. Ça, on sait faire. Mais ce n’est pas parce que ça marche sur une souris que ça va forcément marcher sur un humain", souligne Denis Dupuy.
"Ça vaut le coup de poursuivre, d’essayer ce gène transfecté non pas chez les humains, mais chez d’autres bestioles, des souris par exemple, ou des insectes, des drosophiles. Vous regardez si la surexpression de ce gène Dsup, par transfection, les protège de stress oxydatifs, ou d’hypoxie, ou autres", s'enthousiasme Gilles Boeuf, supposant que ces recherches seront menées assez rapidement. Sans certitude de résultats, pour Denis Dupuy : "Ce n’est pas parce que ça marche sur des cellules que ça marchera sur un organisme entier."
"Vous pouvez avoir un puissant effet allergénique, un effet létal… tout peut exister, on n’en sait rien du tout. Est-ce que cette protéine exprimée chez une autre espèce qu’un tardigrade n’entraîne pas des désordres importants ?... Il faut commencer par regarder ça." Gilles Boeuf
Il existe peu de risques inhérents à la transgenèse. C’est l'expression des gènes que l'on choisit de transférer dans un autre organisme, qui peut s'avérer potentiellement dangereuse.
Quelles protéines pour quel super-pouvoir ?
"On ne connaît rien du tout. Une partie du génome est gigantesquement importante, mais on ne sait pas à quoi elle sert." Gilles Boeuf
Ces expérimentations de transgenèse sur les animaux ont pour objectif premier de mieux comprendre les mécanismes cellulaires régis par le génome (quand elles n'ont pas des visées thérapeutiques). Car à cette heure, celui-ci conserve ses mystères. On connait les fonctions de 5 à 10% des gènes, seulement. Difficile même de dire si, derrière chaque "super-pouvoir" du tardigrade, se cache(nt) une ou plusieurs protéine(s), ou si, à l'inverse, l'action d'une seule protéine, comme la Dsup, peut se traduire en deux, trois, ou de multiples "super-pouvoirs".
Gilles Boeuf lui, a du mal à croire qu'une seule protéine soit à l'origine de toutes ces capacités de résistance, et parle de polygénie : "Ce qui est intéressant c’est que plusieurs fois, dans le texte de l'étude, ils mettent un S à 'protein'. Ce qui est logique."
La science fiction rattrapera-t-elle la réalité un jour ?
Aujourd'hui, il existe des animaux transgéniques, comme ce lapin vert fluorescent créé il y a quelques années à partir de la GFP, Green fluorescent protein, qui avait été identifiée chez une méduse naturellement fluorescente : "La fluorescence c’est l'une des transgenèses les plus importantes, qui a eu droit à son prix Nobel il y a quelques années. Maintenant, on s’en sert régulièrement pour marquer des cellules, pour visualiser des mécanismes cellulaires. Donc on a des animaux fluorescents assez régulièrement en laboratoire", explique Denis Dupuy.
Et l'homme ? A l'instar de Spider-Man et autres X-Men (à qui Denis Dupuy doit sa vocation de généticien), pourra-t-il un jour s'attribuer les "super-pouvoirs" du tardigrade, ou d'autres organismes vivants ? "Je pense qu’on aura plus vite fait d’avoir des super-pouvoirs par la technologie que par la biologie. Peut être que Ironman est plus probable que Wolverine, si on veut aller par là", s'amuse le généticien.
"Pour ce qui est du pouvoir de se dessécher ou de voyager à de longues distances dans l’espace, je pense que la technologie va être plus rapide et efficace que la biologie. Il vaut mieux compter sur des navettes qui nous protègent des conditions environnementales extrêmes. Ma confiance va plus dans les ingénieurs que dans les généticiens pour un voyage intersidéral." Denis Dupuy
Au-delà des barrières éthiques, l'homme se heurte aussi toujours aux mystères du génome, dont on ne comprend pour l'instant qu'une (petite) partie, comme le précise Denis Dupuy : "Pour devenir amphibie, ou des choses comme ça, ça demande de comprendre vraiment toutes les interactions, et on est encore loin d’avoir atteint ce niveau. Mais on a fait tellement de progrès en génétique… C’est seulement depuis les années 50 qu’on sait ce que c’est que l’ADN, quelle est sa structure… La génétique est encore une science jeune, mais qui avance très vite. Peut-être que dans 100 ou 200 ans ce sera facile de programmer des organismes pour leur donner des pattes et des ailes, ou refaire Jurassic Park."
Mais, même si ces créatures de science-fiction font rêver, espéront, à l'instar de Gilles Boeuf, que ce temps du transhumanisme, qui aurait vu l'éthique abdiquer, n'arrivera jamais : "On va bricoler les humains et ça va intéresser une frange de la population ridicule, et ça ne concernera que les riches."
En attendant, il est possible de rêver une autre vie à ce gène Dsup du tardigrade, hors ADN humain. Car comme le confie l'un de ses découvreurs, Takekazu Kunieda, à l'AFP : "Si la tolérance à la dessiccation peut devenir transférable, ce que j'espère, cela va bouleverser notre façon de préserver les matériaux biologiques (les cellules, les cultures, les viandes, les poissons...)". Encore faut il parvenir à isoler le gène permettant cette résistance à la déshydratation !