Tunis
De notre envoyé spécial
Il suffit de voir les milliers de manifestants descendus hier dans plusieurs villes libyennes, notamment à Tripoli et Benghazi, réclamant le départ du Conseil national général et l’adoption des termes de l’initiative «Dignité», lancée par le général Haftar, pour se convaincre que quelque chose a déjà changé en Libye. «La population n’est pas descendue en soutien à Haftar, mais plutôt contre l’autorité du Conseil national général», explique Mansur Younes, professeur de droit à l’université de Tripoli et ex-membre du Conseil national de transition. «Il s’agit surtout d’une démonstration en force du rejet du peuple libyen des autorités actuellement en place.»
«Pour Haftar, le revers qu’il a subi le 14 février 2014, lorsqu’il avait appelé, en vain, dans une vidéo diffusée sur Internet, au gel de toutes les autorités : Congrès national général, gouvernement et Constitution provisoire, en dit long sur le potentiel populaire plutôt intrinsèquement réduit du général», ajoute le professeur Younes. «Il n’empêche qu’un concours de circonstances a fait de lui un héros national», se reprend l’universitaire.
L’action du général Khalifa Belgacem Haftar a commencé le vendredi 16 mai par une attaque lancée par ses troupes à Benghazi, soutenues par une foule de citoyens, contre les deux casernes abritant le groupe terroriste Ançar el charia, accusé d’être à l’origine d’une vague d’assassinats frappant depuis deux ans les forces de sécurité et le corps de la justice et ayant entraîné des centaines de victimes. Mais, au départ, l’importance accordée par les observateurs à cette action était surtout en rapport avec les dizaines de victimes et les centaines de blessés, tombés lors de l’assaut des casernes, Rafaellah Sahati et 17 février, des fondamentalistes à Benghazi.
Personne ne croyait à la portée politique de cette initiative en tant que telle. Nul ne lui accordait de chances pour la voir atteindre l’ampleur qui est sienne aujourd’hui sur le terrain en Libye. Par ailleurs, il est très instructif d’analyser l’évolution des événements pour comprendre les développements ayant entraîné l’arrivée à ce point de quasi non-retour, si l’on se réfère au nombre élevé de régiments de l’armée, des unités sécuritaires et des notables locaux et régionaux qui se sont déjà ralliés à l’initiative «Dignité».
Evolution dangereuse
Après un départ timide, marqué surtout par le nombre élevé de victimes lors de l’assaut, le vendredi 16 mai, des bastions des terroristes de Benghazi, les choses ont rapidement évolué en faveur de l’initiative «Dignité», dirigée par le général Khalifa Haftar. Il est vrai que le soutien, exprimé lundi 19 mai, du commandant des forces spéciales de Benghazi, Ounayes Boukhemada, y est pour quelque chose. Boukhemada est réputé pour être un fervent opposant au terrorisme et ses forces, Essaïka, constituent la cible privilégiée des terroristes. Essaïka a perdu des dizaines de ses éléments d’élite dans des attentats à l’Est.
Le 19 mai a coïncidé également avec le lancement de l’initiative du gouvernement intérimaire de Abdallah Thaney, qui préconise de repasser devant le Congrès national général (CNG) le vote de confiance pour Ahmed Omar Myitigue, en raison des protestations contre la légitimité de ce vote. Il demande également que le CNG vote la loi de finances 2014 (Eh oui !), avant de s’autodissoudre, en déléguant le pouvoir législatif en matière électorale à la commission de rédaction de la Constitution (commission des 60), de concert avec l’instance des élections.
Cette dernière ayant déjà soumis au CNG une proposition pour tenir des élections législatives au cours de la deuxième quinzaine de juin. Le gouvernement de Abdallah Thaney assure la gestion des affaires courantes, en attendant l’entrée en fonction du nouveau Parlement et la désignation d’un gouvernement. «Par ailleurs, ce n’est pas par hasard qu’une tentative d’assassinat a visé le 18 mai dernier, en même temps, trois ministres du gouvernement de Abdallah Thaney», observe la rédactrice en chef de l’hebdo tripolitain Mayadine, Fatma Ghandur. «Les trois ministres étaient en train de parfaire le projet du gouvernement pour assurer la transition et avancer vers les élections», précise-t-elle.
«C’est en effet suite à la position exprimée par le gouvernement intérimaire, du ralliement des forces de sécurité à l’initiative ‘‘Dignité’’, notamment les forces spéciales, que la société civile s’est mobilisée pour soutenir cette opération, qui constitue un espoir pour échapper au spectre du terrorisme menaçant en Libye», souligne cette fervente militante de la société civile. Pour sa part, l’avocate de Benghazi, Leïla Bouguiguis, pense qu’«à partir du lundi 19 mai, les expressions de soutien se sont multipliées à ‘‘Dignité’’ parce que l’initiative s’est affirmée comme une réaction civile contre le terrorisme, même si elle intègre des militaires et des éléments des forces de sécurité». «En annonçant leurs programmes respectifs, le général Haftar, le gouvernement Thaney et le colonel Fernana de la police militaire ont, chacun à sa façon, proposé une vision pour aller aux élections. Il ne s’agit nullement d’un putsch militaire», insiste l’avocate, l’une des premières dames à descendre, le 17 février 2011, à la place de la Libération, à Benghazi. «Face à la diversité relative des propositions avancées, la société civile et les citoyens ont compris que toutes ces forces ont réagi de manière spontanée pour sauver la Libye. Cela a permis de leur accorder la confiance, d’où cette vague de ralliements à travers la Libye», conclut-elle.
Les partis se positionnent
Dès le lancement de l’opération «Dignité», les deux principaux camps politiques en Libye se sont positionnés de part et d’autre. Les islamistes s’y sont opposés, alors que les «libéraux» lui ont été favorables. En effet, dans le camp des islamistes, dès le samedi 17 mai, au lendemain du lancement de l’initiative, le chef de la confrérie des Frères musulmans de Libye, Béchir Kabti, basé à Benghazi, a condamné l’action de Haftar. Le mufti de Libye, Sadok Ghariani, a accusé Haftar d’être à l’origine de tueries entre les citoyens libyens. Le mufti a régulièrement défendu Ançar el charia et s’est toujours opposé à les qualifier de terroristes. Pour sa part, le commandement général des armées a interdit le survol aérien de Benghazi, de peur de voir les troupes de Haftar utiliser des avions contre Ançar el charia. Et pour fermer la boucle, le président du Congrès national général, Nouri Bousahmine, a qualifié l’action de Haftar de «putsch contre l’Etat et la légitimité». Par ailleurs, M. Bousahmine a décrété, le 22 mai, en sa qualité de chef d’état-major des armées, la mise aux arrêts de tout militaire qui rejoindrait l’opération «Dignité de la Libye».
Par contre, les libéraux, notamment l’Alliance des forces nationales (AFN), présidée par Mahmoud Jibril, a exprimé publiquement son soutien à l’initiative de Haftar. Il est vrai que Jibril a attendu l’initiative du gouvernement Thaney, sa rencontre avec Laurent Fabius et la rencontre entre Thaney et les ambassadeurs européens accrédités à Tripoli pour se prononcer. La première initiative de février dernier de Haftar est encore dans les mémoires et Jibril voulait s’assurer de la validité de ce nouveau projet. Dans un communiqué publié le 21 mai, l’AFN a d’abord «condamné les actes terroristes perpétrés contre l’armée et les forces de sécurité». Elle a ensuite «insisté sur le fait que l’action de l’armée doit se limiter à la protection de la transition en cours, sans interférer dans la chose politique».
Enfin, l’AFN a appelé le Congrès national général à «charger le gouvernement de Abdallah Thaney de veiller à la transition jusqu’aux prochaines élections». En conclusion, le communiqué a recommandé de former le Conseil supérieur des forces armées pour «lutter contre les forces terroristes et extrémistes». Concernant le volet législatif de la transition, le communiqué de l’AFN a demandé à l’instance constitutive chargée de la rédaction de la Constitution de «coordonner avec l’instance des élections en vue d’amender conjointement le mémorandum constitutionnel en vue d’accélérer le processus électoral».
Les islamistes ont donc fait jouer leurs points forts : le Congrès national général, le commandement général des armées, l’institution du mufti et l’instance des ulémas. Les libéraux ont exploité le ras-le-bol des citoyens contre les islamistes et le CNG pour marquer des points sur le terrain, surtout à la veille des élections. Le général Khalifa Haftar se présente désormais comme le sauveteur de la Libye.